Mao portant un masque, un drapeau chinois aux étoiles remplacées par des virus, des titres aux accents xénophobes ou aux références historiques mal choisies… De la voix de ses diplomates, la Chine fait savoir qu’elle ne tolérera pas de telles attaques de la part de médias étrangers alors qu’elle se bat contre le virus pour protéger ses citoyens, mais aussi le reste du monde.
La nouvelle faisait les gros titres le 19 février : « trois journalistes du Wall Street Journal seront expulsés sous cinq jours ». Sans que le lien soit clairement établi, cette décision faisait très probablement suite à celle du Département d’Etat américain de considérer les journalistes de la presse officielle chinoise (Xinhua, CGTN, Quotidien du Peuple, China Daily, Radio Chine internationale) comme des « missions étrangères sous contrôle de Pékin ». Cela implique donc que ces organes devront à l’avenir déclarer leurs employés et les biens qu’ils possèdent aux Etats-Unis, à l’instar des diplomates. Plus de 160 journalistes chinois seraient installés aux USA, contre 75 Américains en Chine.
Cette provocation appelait évidemment à des représailles. Ce sont donc trois journalistes basés en Chine et maitrisant la langue (Josh Chin, n°2 du bureau du WSJ à Pékin, Chao Deng, coincée à Wuhan, et Philip Wen, de nationalité australienne) qui ont payé le prix d’un titre (« China is the real sick man of Asia » – hautement débattu au sein de la rédaction) d’une tribune qu’ils n’avaient pas même écrite, détaillant les faiblesses du système financier chinois. En employant une expression faisant référence aux humiliations infligées à la Chine au XIXe siècle lors des traités inégaux, le WSJ touchait un point sensible. Le Président Xi Jinping lui-même, évoque régulièrement cette sombre période, et compte bien prendre sa revanche sur l’histoire en redonnant à son pays la place qui lui revient sur la scène internationale. Ce titre malencontreux tombait mal alors qu’une vague de discrimination envers les ressortissants chinois (et asiatiques) semblait déferler plus vite que les contaminations du coronavirus.
« Nous ne serons pas silencieux comme des agneaux face à des insultes malicieuses », déclarait lors de sa première conférence de presse publique Zhao Lijian, vice-directeur du Ministère des Affaires étrangères. Ancien envoyé au Pakistan, puis aux USA, Zhao était parmi les premiers diplomates chinois à se faire remarquer sur Twitter pour son franc-parler : « le WSJ a l’arrogance des expressions abusives, mais n’a pas le courage de s’excuser » ? Depuis, le journal aurait exprimé des regrets, mais le ministère exige des excuses publiques… Il y a quelques mois, la carte de presse d’un autre journaliste du WSJ, Chun Han Wong, n’avait pas été renouvelée. Il avait cosigné, avec Philip Wen, un article sur les affaires douteuses d’un cousin de Xi Jinping. Depuis 2013, selon le FCCC, neuf journalistes étrangers ont ainsi été contraints à plier bagage : parmi eux, Melissa Chan d’Al Jazeera, ou Ursula Gauthier de L’Obs. Mais c’est la première fois que trois journalistes à la fois sont expulsés, témoignant d’une escalade dans les rétorsions.
Pékin aurait pu passer l’éponge sur un tel titre, mais la décision de Washington l’a poussé à se saisir de l’occasion pour se débarrasser des trois reporters, probablement dans le viseur depuis quelque temps, notamment pour leur travail sur le Xinjiang ou sur Huawei. A son tour, Washington réfléchit à expulser plusieurs journalistes chinois, une logique très trumpienne qui s’inscrit dans un effort de rééquilibre d’une relation considérée comme « inégale ». Ainsi le 2 mars, le nombre de journalistes chinois autorisés à travailler aux USA était finalement limité à 100 (59 pour Xinhua, 30 pour CGTN, 9 pour China Daily et 2 pour CRI) et le renouvellement de leur visa, sujet à autorisation. Après les sujets commerciaux, technologiques, voici que les deux premières puissances mondiales se confrontent sur le sujet des médias. Une spirale dangereuse, puisque la presse représente la liberté d’expression – une valeur que ne partage pas le régime chinois, mais qui a été récemment ouvertement réclamée par son peuple. Plus tôt en février, lors de la conférence sur la sécurité de Munich, le conseiller d’Etat Wang Yi taclait les USA pour leur réaction « disproportionnée face au virus », les Etats-Unis ayant été parmi les premiers à décréter la fermeture de leurs frontières à toute personne venant de Chine et à rapatrier leur ressortissants. Lorsque Moscou fit de même, Pékin qualifiait cette interdiction d’entrée sur le territoire russe de « regrettable mais de compréhensible, vu le système de santé russe ». L’ambassadeur chinois à Washington, Cui Tiankai, tentait également de détourner les critiques accusant la lente réaction du gouvernement les premiers jours : « lorsque vous parlez d’un gouvernement, il y a différents niveaux d’autorité. En Chine, c’est pareil. Certains niveaux peuvent faire des erreurs, mais vous ne pouvez pas blâmer un gouvernement dans sa généralité ».
Ces prises de bec n’ont pas lieu uniquement avec les Etats-Unis. Fin janvier, l’Ambassade de Chine à Copenhague réclamait des excuses formelles après la publication d’une caricature du drapeau chinois (dont les étoiles ont été remplacées par des virus) dans le journal danois Jyllands-Posten (à l’origine de celles de Mahomet en 2005). « Sans sympathie ni empathie, ce dessin satirique a dépassé les bornes d’une société civilisée et des limites éthiques de la liberté d’expression. C’est une insulte à la Chine, ayant blessé les sentiments du public chinois ».
Plus surprenant, Hou Yanqi, l’ambassadeur de Chine au Népal, mieux connue pour sa promotion touristique de son pays hôte (cf photo) sur Twitter (@PRCAmbNepal), sortait de ses gonds le 18 février après la publication au Katmandu Post aux côtés d’une caricature de Mao portant un masque, d’un article signé Ivo Daalder, ancien ambassadeur américain à l’OTAN, qui laissait entendre que la culture du secret chinoise avait permis à l’épidémie d’empirer. « Cet article reflète l’ignorance et le parti pris du journal à l’encontre de la Chine. Il blesse les sentiments du peuple chinois. C’est regrettable que Mr Anup Kaphle, rédacteur en chef, ait toujours eu une opinion aussi biaisée de la Chine, se faisant le perroquet de forces antichinoises. L’ambassade se réserve le droit de prendre des mesures à l’encontre du journal et de son éditeur ». 17 titres népalais répliquèrent en condamnant l’ambassade pour avoir ouvertement ciblé un rédacteur en chef et menacé le journal.
La France n’est pas passée loin d’un tel conflit, avec la « Une » du Courrier Picard nommée « Alerte jaune » et un éditorial « le Péril jaune ». Sans tarder, le journal s’excusait pour avoir heurté les sensibilités. Mi-février, l’Ambassade de Chine à Paris publiait tout de même un communiqué musclé destiné aux médias, attaquant les USA, pointant du doigt des sinologues qui ne comprennent pas la Chine, et le fameux « deux poids, deux mesures » qui permet d’interdire aux Chinois ce que s’autorisent les Occidentaux. « Sans l’immense sacrifice consenti par le peuple chinois, le tableau épidémiologique mondial serait bien plus lourd ». Elle repartait à la charge le 29 février avec un second communiqué.
Même situation outre-Rhin, où l’hebdomadaire allemand Der Spiegel faisait scandale en titrant début février sa « Une », « Coronavirus, made in China ». L’ Ambassade de Chine à Berlin dénonçait immédiatement cette couverture « qui n’a fait que semer la panique, provoquer des accusations mutuelles, et répandre la discrimination raciale ».
Le torchon brûle également en République Tchèque, où l’Ambassade chinoise menaçait de représailles économiques les compagnies tchèques telles que Škoda Auto, Home Credit Group et Klavíry Petrof, si le Président du Sénat, Jaroslav Kubera (décédé le 20 janvier) se rendait à Taïwan. A Tallinn, l’agence des renseignements estoniens appelait l’Union Européenne à ne pas devenir un pion dans les mains du pouvoir communiste. Naturellement, l’Ambassade de la RPC s’insurgeait contre une telle représentation de son pays.
En Suède, Utgivarna, organe représentant les médias publics et privés du pays, se plaignait ouvertement fin janvier des pressions exercées (refus de visas et menaces par emails et téléphones) par les diplomates chinois sur les journalistes et les rédactions : « c’est inacceptable que la plus grande dictature du monde essaie d’empêcher un journalisme libre et indépendant dans une démocratie comme la Suède. Il faut traiter le problème au niveau européen ». En janvier, l’Ambassadeur de la RPC à Stockholm, Cui Congyou, était encore une fois convoqué par la ministre des Affaires étrangères suédoise, pour une métaphore douteuse : « c’est comme si un boxeur appartenant à la catégorie des poids lourds, demandait à un poids plume de se mêler de ses affaires ». En effet, les tensions entre les deux pays se cristallisent autour de Gui Minhai, libraire de Causeway Bay (Hong Kong) kidnappé en Thaïlande en 2015, lequel était condamné ce 24 février par la cour de Ningbo à 10 ans de prison pour avoir partagé des secrets d’Etat avec des forces étrangères. En 2018, probablement sous la contrainte, Gui aurait demandé à récupérer sa nationalité chinoise, ce qui conduirait à un abandon de son passeport suédois. Pour Pékin, refaire de Gui un citoyen chinois lui permettrait de clamer que cette affaire est purement nationale, et non internationale. Pour les Chinois naturalisés par un pays étranger, cela constituerait un dangereux précédent : « Chinois un jour, Chinois toujours ».
On le voit bien, ces ripostes successives des ambassadeurs chinois à travers le monde s’inscrivent dans une volonté chinoise de contrecarrer le discours des médias étrangers au moment où la Chine se trouve en position vulnérable. La dernière fois qu’on a vu Pékin autant sur la défensive, c’était au sujet des manifestations à Hong Kong ou de la 5G de Huawei. Or cette fois, l’épidémie est née au sein de ses frontières et expose au monde ses propres problématiques internes. Voilà pourquoi il est urgent pour la Chine de reprendre la parole, afin de retourner la situation à son avantage en se présentant comme un « modèle de gestion d’urgence de santé publique », particulièrement lorsque le virus se diffuse à grande vitesse en Asie de l’Est et sur le Vieux continent. Enfin, même si ces expulsions de journalistes ne font pas une meilleure publicité de la Chine en Occident, elles passent inaperçues auprès du peuple chinois qui, de toute manière, n’a pas accès à ces médias. Pourtant, c’est ce même contrôle de l’information qui a empêché de tirer l’alarme plus tôt, et qui continue de censurer d’excellents articles d’investigation de Caixin, faisant la lumière sur les prémices de l’épidémie.
1 Commentaire
severy
3 mars 2020 à 07:52Excellent article. On se doute du travail intense qu’il a fallu produire pour arriver à l’écrire avec tant de talent. Bravo!