A Taizhou (Zhejiang), Xiao Liu, 29 ans, pouvait se considérer comme satisfait de son sort. Certes vieux garçon comme des millions d’autres en Chine, il habitait chez ses parents qui n’avaient aucun problème à subvenir à ses besoins, prospères propriétaires d’un atelier de porcelaine dont les services à thé et vases en « coquilles d’œuf » s’exportaient vers le Japon, garantissant à l’entreprise un épais carnet de commandes. Depuis sa naissance, Xiao Liu, fils unique, avait été le chouchou de la grande famille, chacun rivalisant pour le combler de cadeaux, même non demandés. Il était donc, avant la lettre, ce qu’on nomme en Chine un « petit diable » (小祖宗, xiǎozǔ zōng).
Comme nombreux garçons de sa génération, victime d’une éducation machiste, il voyait dans les filles des êtres désirables, dont on ne saurait se passer, mais intellectuellement incapables de logique ou d’ambition, et forcément inférieurs à lui. Un vendredi de mars 2005, à la récré, prenant son courage à deux mains, il avait pris à part une gamine qu’il visait depuis des mois, dans la classe supérieure, pour lui proposer une sortie le lendemain au centre-ville. A sa surprise, après avoir prétexté des devoirs à faire, elle avait fini par accepter, ce qui l’avait comblé de joie : enfin avec une petite amie, il allait pouvoir en remontrer aux copains, devenir un homme.
L’entrevue samedi après-midi avait plutôt bien commencé, au comptoir d’un bar à perles noires de tapioca, mode taïwanaise qui faisait fureur à travers la Chine. Grand seigneur, il avait insisté pour payer les deux grands gobelets de ces billes d’ébène trempant dans du thé noir au lait aromatisé au caramel pour elle, et du thé noir fermenté « Pu’er » pour lui. Mais tout en sirotant son breuvage, il sentait une grande nervosité s’emparer de lui, incapable d’aligner deux phrases et de la faire sourire par des blagues sur les copains ou les profs. C’est qu’il s’était juré de la posséder le jour même, sans même demander son accord, avec autorité de mâle misogyne, et il n’avait aucune idée de comment procéder, ni comment elle prendrait la tentative. Et de fait, quelques instants plus tard, dans une ruelle de terre battue où il l’entraînait sous prétexte de lui montrer une ruine de temple, il l’avait maladroitement enlacée, tentant de l’embrasser sur la bouche. Elle s’était mise à hurler, l’avait griffé, le laissant stupéfait, hébété, une goutte de sang perlant à sa joue, avant de s’enfuir, le plantant sur place. De retour chez lui, il avait prétendu avoir chuté dans un buisson – sa mère avait fait mine de le croire. Et depuis, il évitait les filles, incapable de reconnaître sa faute, et de remettre en cause son image du beau sexe.
Sept ans plus tard, diplômé, il travaillait dans une maison de thé, un job obtenu par son père auprès d’un de ses clients. Plutôt joli garçon, il plaisait à plus d’une, qui pensait aussi à sa fortune et eût jeté sur lui son dévolu s’il n’avait gardé cette maladive méfiance. Et quand l’une d’elles réussissait à l’aborder, il se montrait cassant, la remettant sans cesse en place, corrigeant ses phrases et relevant ses erreurs comme à une enfant, pour mieux la décourager. Ce comportement, il le savait, éloignerait toute prétendante : mieux valait à ses yeux la solitude, qu’investir dans une relation trop dangereuse, où il croyait avoir tout à perdre à commencer par sa liberté.
Au fil des ans, ses parents cependant s’inquiétaient. En 2020, quand il eut 29 ans, ils n’y tinrent plus. Il leur fallait un petit-fils, et donc une bru. De guerre lasse, la mère alla voir une entremetteuse. Au terme d’un long entretien où la mère avait tout déballé sur sa personnalité depuis l’enfance, la marieuse fut catégorique : « Ton fils fait fuir les filles, et ne leur laissera aucune chance. Pourtant, idéalement, il est en attente, il désire une compagne. Pour un cas comme le sien, je ne vois que les ‘fiançailles aveugles’. C’est seulement en le battant de vitesse et en le mettant devant le fait accompli, qu’il devra accepter le choix du bonheur ».
La fille à laquelle pensait l’entremetteuse était Xiao Niao, native de Wangyan, quartier excentré. Elle était fille unique de parents hauts placés dans l’administration, membres du parti, plutôt jolie, et comme Xiao Liu un « petit diable » ayant toujours tout reçu avant même d’avoir pu le demander. Ça semblait l’affinité idéale.
Approchés, les parents de la fille donnèrent leur accord. Pour ces notables « politiques », l’alliance avec une famille « industrielle » apportait un plus, consolidait l’assise de leur clan dans la ville. C’était même une chance de gravir l’échelle sociale, « échelon à échelon » (步步高升, bùbù gāoshēng) : l’enfant à naître de telle union pouvait rêver de finir député, à Pékin. Dans tous ces calculs bien sûr, l’amour ne comptait guère : pour ces familles bourgeoises, le mariage était une affaire trop sérieuse pour le laisser aux mains des sentiments.
C’était évidemment un pari risqué : on n’allait pas tarder à s’en rendre compte !
Sommaire N° 1 (2021)