Autant l’ascension d’Ofo, firme pékinoise de vélos en libre-service avait été fulgurante depuis sa fondation en 2015, autant 2018 a fini pour elle, sur une plaque de verglas.
A l’instar de Mobike le rival shanghaïen, Ofo a connu le succès en offrant ses bicyclettes jaunes, à prendre et à déposer n’importe où, à 1 ¥/h, prix imbattable. Un engouement qui lui a permis de récolter les données de ses millions de clients ainsi que le montant de leur caution pour utiliser le service (99¥ ou 199¥). Le concept attira 2,2 milliards de $ d’investissements d’Alibaba, de Didi Chuxing (monopole des VTC) et de Matrix Partners. En août 2017, selon China Daily, ce produit passait pour « l’une des 4 grandes inventions en Chine moderne » après le TGV, le paiement mobile et l’e-commerce.
S’ensuivit une bataille effrénée avec Mobike et des dizaines d’autres compagnies, à grands renforts de promotions. Mais les métropoles furent promptes à tirer la sonnette d’alarme : les usagers multipliaient les incivilités, dégradant ou volant les 2-roues, les laissant à vau-l’eau sur les trottoirs… Tout ajout de vélos fut donc banni, ce qui n’empêcha pas des dizaines d’entreprises de tomber en faillite fin 2017, dont le n°3 Bluegogo, repris par Didi Chuxing en janvier 2018. En avril, ce fut au tour de Mobike d’être racheté pour 3,4 milliards de $ par Meituan Dianping, spécialisé dans la livraison de repas. En mai, Didi Chuxing proposait à son tour de racheter Ofo, en grande difficulté de trésorerie. Mais le jeune cofondateur-PDG Dai Wei (27 ans) refusait l’offre, soucieux de rester le dernier acteur indépendant du secteur et jurant de « se battre jusqu’à la fin ». Cette déclaration donna libre cours à des rumeurs de licenciements massifs chez Ofo – jusqu’à 50% de certaines départements. Le groupe devait aussi tailler dans son ambitieux programme d’expansion à l’étranger, et se retirer tout ou partie de certaines villes en Australie, en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Inde.
Le 1er juillet 2018 à l’occasion du 97e anniversaire du Parti, Ofo tentait une opération séduction (et une diversification de ses activités) en ajoutant une plateforme d’information nommée « Kankan », à son application. Un « cadeau » imaginé par Dai Wei, également Secrétaire du Parti chez Ofo. Mais le succès fut mitigé : nombre d’utilisateurs désinstallèrent l’application par manque d’intérêt pour ces nouvelles reprises des media officiels. Les commentateurs qualifièrent cette tentative de « désespérée » pour faire oublier la santé précaire d’Ofo. Et cela n’a pas encouragé l’Etat à le soutenir…
En août 2018, les négociations de la dernière chance reprirent entre Ofo et Didi Chuxing, sans succès. Puis les choses se précipitèrent. Début septembre, Ofo était harcelé par ses fournisseurs, BEST (Hangzhou), Kerry (Shanghai) et Deppon Logistics (Canton), Flying Pigeon (Tianjin), Phoenix Bicycles (Shanghai), pour des impayés en dizaines de millions de $. Le 4 décembre, suite à la plainte d’un autre fournisseur, Huodi (Hangzhou), un tribunal pékinois plaçait Dai Wei sur liste noire, lui interdisant de quitter le pays, de prendre des vacances, d’acheter ou louer propriétés et automobiles, d’être membre d’un club de golf ou d’acquérir des billets de TGV ou d’avion – un avant-goût du système de crédit social qui arrachait le jeune entrepreneur à l’univers des gens solvables.
L’accumulation des plaintes, l’arrivée de l’hiver (période néfaste pour le vélo partagé, frimas oblige) et le délabrement accéléré du parc Ofo faute de renouvellement du matériel, poussèrent les usagers à réclamer la restitution de leur caution. Mi-décembre, ils étaient des centaines devant le siège de Ofo à Pékin, et 12 millions en ligne, réclamant un montant global de 1,2 milliard de ¥ (175 millions de $)—qu’Ofo ne pouvait débourser. En même temps à Paris, le service Ofo était suspendu pour cause d’ « affaires à régler en Chine, avant de décider de son avenir à l’international », selon un porte-parole.
Pour calmer les esprits, le 21 décembre, le ministère chinois des Transports appela Ofo à « optimiser sa procédure de remboursement », et le public à « plus de patience, pour permettre à l’innovation de prospérer ». L’Etat prenait alors tardivement parti, sortant de la passivité qu’il maintenait en 2017 durant la guerre commerciale avec Mobike, alors que la surenchère de primes aux utilisateurs n’était en aucun cas prometteuse de rentabilité future.
Un mystère entoure cette affaire : pourquoi Ofo, à deux reprises, a-t-il décliné l’offre de reprise de Didi ? Colportée par la rumeur, une réponse évoque un désaccord sur le prix. Pony Ma, PDG de Tencent, évoque pour sa part un problème de gouvernance : toute décision majeure étant passible du veto de chacun des membres du Conseil d’administration, des fondateurs comme des investisseurs.
Ofo passera-t-il l’hiver ? L’hypothèse d’une troisième ronde de palabres avec Didi Chuxing paraît peu probable, le groupe ayant perdu en valeur et en crédibilité. En cas de faillite, le marché restera aux mains de Mobike, et du challenger Hellobike, soutenu par Ant Financial, filiale d’Alibaba.
La mauvaise passe d’Ofo tourne le projecteur sur une dernière question, celle de l’indépendance des start-ups, de plus en plus dominées par une poignée de mastodontes privés. Selon le bureau d’analyse ITjuzi, des 124 « licornes » du pays (groupes privés au capital de plus d’1 milliard de $), la moitié d’entre elles serait contrôlée ou tenue à bras le corps par les BAT (Baidu, Alibaba, Tencent).
À un moment, l’Etat devra clarifier sa position : soit il continue de permettre aux BAT de s’étendre en tous domaines (IA, santé, jeux, éducation, crédit social), soit il en reprend le contrôle, une volonté évoqué depuis deux ans déjà—signe d’une inquiétude grandissante.
Sommaire N° 1 (2019)