A Wuhan (Hubei), Cao Xuemei (76 ans) et son mari Cui Xingli (80 ans) suivaient le long fleuve tranquille d’un repos bien mérité. Ancien contremaître, Cui avait trimé durant des décennies, dirigeant des chantiers à travers la Chine pendant que Cao tenait la maison, éduquait les enfants, puis les petits-enfants. Depuis 1961, date de leur mariage, ils partageaient cette existence tissée de complicité et d’affection.
Or, ce bonheur prit fin à partir de 2012. Cui se mit à oublier régulièrement où il mettait sa brosse à dents, ou sortit faire les courses pour retourner bredouille, ayant perdu la liste tandis que le but de sa visite lui était sorti de la tête. Il oublia même le nom de sa femme ! Un jour, il refusa même d’ouvrir la porte à sa fille, faute de la reconnaître. Affolée, Meimei l’implorait d’ouvrir, criant : « arrête de faire l’idiot, papa » !
Chaque nuit, faute de retrouver les toilettes, Cai se mit à se soulager n’importe où. À l’hôpital, le médecin apprit à la famille la dure nouvelle : Cai avait un Alzheimer, trouble évolutif et incurable, probable séquelle d’un AVC subi 20 ans plus tôt. Tout ce que son entourage pouvait faire, était de se préparer à cette sombre perspective.
Cui se mit alors à fuguer, laissant Cao et les enfants courir pour tenter de le retrouver, comme à l’automne 2015 où son gendre le retrouva au bord d’une avenue, hagard. Et quand Cao se jeta dans ses bras pour lui demander ce qu’il avait voulu faire, il répondit benoîtement : « je te cherchais » ! Entretemps, son hygiène se dégradait. Faute de mémoire, Cui arrachait les couches que Cao lui mettait : pour qu’il reste propre, elle devait le menotter…
D’où la demande pressante des enfants de le mettre en maison de repos. Là, il serait soigné par un personnel formé et compétent, libérant enfin leur mère de ce calvaire évitable… Mais Cao s’opposa toujours avec véhémence, d’abandonner son vieux compagnon. Une telle vie honorable, de courage et d’efforts, ne pouvait pas déboucher sur un enfer de honte et de souffrance, sans amour et sous la coupe d’un personnel indifférent, voire malicieux ou même méchant…
C’est alors que leur petite-fille eut l’idée de génie. Étudiante, elle avait toujours rêvé d’une carrière à la télévision. Faute d’avoir réussi (elle s’acheminait vers une carrière de comptable), elle compensait par du live-streaming, se filmant avec son smartphone. Ainsi, la plateforme Inke permettait aux audacieux de se montrer à un public de millions de jeunes. Sous le pseudo de « Mamie joyeuse », la petite-fille ouvrit un compte à sa grand-mère, et l’initia patiemment aux arcanes de la vidéo online.
Sur Inke, une mamie en bout de course et son mari mal en point, n’était pas a priori la formule prédestinée pour conquérir les foules. Mais contre toute attente, « Mamie joyeuse » trouva la recette gagnante : en décembre 2017, le compte alignait 20.000 abonnés et s’imposait comme le rendez-vous le plus « hot » du portail !
Son premier atout fut l’effet de surprise. Sur un site d’ados et de jeunes adultes, exposer sans fard un couple de vieux, avec ses mots, son rythme à lui, ses valeurs et son univers propre, était une initiative originale, non-conventionnelle. Et puis Cao, fine mouche, sut trouver le ton juste, la mise en scène rigolote, évitant le piège du misérabilisme. Chacune de ses apparitions est préparée, avec scénario et répétition. Cao et Cui se griment, se parent de costumes chaque fois différents, en moine de légende ou en pirate, en concubine de l’époque Tang ou en Mickey, en touriste yankee avec lunettes de soleil, chapeau texan et chemisette hawaïenne. Au début, l’émission avait lieu chaque soir. Mais vu la demande, le couple a renforcé la fréquence, passant sur les ondes trois fois par jour, jusqu’à huit à neuf heures. Femme et mari chantent et dansent. Cao interroge Cui pour challenger sa mémoire : quand il répond juste, elle lui donne une bise, une fleur en papier découpé—alors, suit sur leur compte une pluie de milliers de « like », qui se traduisent en quelques centaines ou milliers de yuans par mois !
Ainsi stimulé par ce show quotidien, la mémoire de Cui se stabilise. Sous le stress du direct, se sachant sous le feu de milliers de regards, il s’efforce de soutenir son apparence, concentre son énergie vitale, et « s’arrache à la mort pour revenir à la vie » (起死回生, qǐsǐ huíshēng) – tout ceci, grâce à Cao !
À vrai dire, l’aventure médiatique hors du commun offre du mieux-être, et pas seulement à Cao et Cui. De plus en plus, cette jeunesse anonyme prend le couple pour les grands-parents qu’elle n’a pas eu, capable de la guider dans la vie du travail et surtout du cœur : comment trouver l’âme sœur, la garder, se réconcilier après l’orage, prévenir (ou pardonner) l’infidélité, toutes ces embûches imprévues qui attendent les jeunes en Chine comme ailleurs, à chaque pas de leur existence. Avec humour et bienveillance, Cao est toujours disponible, offrant sa guidance très attendue et appréciée !
Inévitablement viennent se mêler, dans ce show si insolite, quelques fausses notes. Des esprits chagrins se moquent du « légume » qu’est devenu le vieil homme, de la goutte de salive qui lui échappe durant l’émission, et autres amabilités. Mais Cao maîtresse-femme, sait trouver la réponse ferme et digne, qui incite le public à faire taire les détracteurs. « Nous sommes ce que vous serez, dit-elle, de ce combat contre le temps, sortons gagnants, ensemble ». Ce à quoi Cao, Cui, et leurs milliers de suiveurs bouclent l’émission, sur un même sourire !
1 Commentaire
severy
17 janvier 2018 à 11:53C’est quand même mieux que Lei Feng!