Wang Yan, à Changchun (Jilin), est un homme sans éducation mais qui s’est fait seul, accumulant une fortune à force d’intuition, de travail, et de cette chance qui sourit aux audacieux. A l’école en 1996, ses maîtres l’estimaient doué, mais uniquement dans les matières l’intéressant -la technologie, le commerce. Toute autre sujet l’endormait. Dès 11 ans, il se mit à sécher les cours pour aller traîner dans les quartiers, quitte à se faire un peu d’argent en aidant à décharger les camions et porter la marchandise aux commerces du coin.
Au cours de ses pérégrinations buissonnières, Yan restait frappé par le nombre effrayant d’usines d’Etat fermées. Ce n’était pas pour rien qu’on appelait « ceinture de rouille » cette région du Dongbei (Heilongjiang, Jilin et Liaoning)… Or, remarquait le jeune, ces halls de brique ou de béton sale aux verrières brisées étaient remplis de machines, poutrelles et ponts roulants – montagnes de fonte et d’acier n’appartenant plus à personne !
A 14 ans, Yan lâcha l’école. Avec on ne sait quels fonds, il loua quelques engins (chariots élévateurs, bulldozers, camions) et recruta une dizaine de chômeurs – innombrables et crève-la-faim, ils ne coûtaient guère. Et puis il entreprit de faire découper au chalumeau tout ce métal, pour aller le revendre au haut-fourneau local, trop heureux de recycler cette matière à bas prix. Bientôt il fut à la tête d’une armée de démolisseurs, qu’il lança contre les bâtisses, payé par les repreneurs. Il gagnait de l’argent à la fois sur la démolition et sur le ferraillage.
L’étape suivante de sa fortune consista en l’achat pour une bouchée de pain d’un four Martin et d’un antique laminoir que la mairie mettait au rancart. Désormais, il put directement refondre ce vieux fer, affiner cette fonte, produire sa propre tôle.
De la sorte en 2006, à 20 ans, sans même avoir le bac, Yan était millionnaire en yuans. Invité dans les meilleures maisons de Changchun, il était pressenti pour entrer au Parti. Il possédait un duplex lumineux, protégé de la pollution par sa position sur une colline, ainsi se tenait à l’écart des quémandeurs et importuns.
Quoiqu’encore célibataire, il ne ressentait pas la solitude : il avait ses copains d’enfance, et Beibei (贝贝) , son Labrador qui le suivait partout. Avec Beibei, Yan joggait à l’aube. Le week-end, il marchait hors de la ville, histoire de se nettoyer les poumons, et le cerveau des intrigues du monde des affaires.
Tout alla ainsi, jusqu’à cette nuit où Beibei disparut. Yan se reprocha sa trop grande insouciance, et d’avoir mis son chien en danger, faute de s’être résolu à le garder attaché. Le jeune businessman n’avait pas eu cœur à priver son ami canin de la liberté dont il avait tant profité lui-même pendant son adolescence. Il était pourtant parfaitement conscient des très grands risques, pour Beibei, d’être kidnappé pour la revente à de nouveaux maîtres, ou pire, pour passer au wok…
D’ordinaire, Beibei sortait la nuit en vadrouille, et rentrait à l’aube. Mais en ce matin d’hiver 2012, le labrador manqua à l’appel, et les sifflets à travers le quartier restèrent infructueux.
Angoissé, Yan fit le tour des résidences, et de plus en plus loin. Aux vitrines des magasins, aux poteaux téléphoniques, il colla des affiches avec la photo de son chien, promettant « grosse récompense ». Il fit diffuser une annonce aux chaînes de radios locales. Après dix jours en désespoir de cause, il se rendit à un lieu de sinistre réputation : l’abattoir canin.
{ Ici, une parenthèse est utile pour évoquer la tradition locale célèbre mais méconnue de la cuisine chinoise de chien. Inscrite depuis 25 siècles dans les annales, notamment chez Mencius (disciple de Confucius), cette chair est supposée dotée de vertus « renforçant le feu dans l’organisme durant les mois d’hiver ». À 15 millions de têtes par an, sa consommation en Chine reste pourtant marginale, bien inférieure à celle porcine (500 millions par an). Elle reste de surcroit limitée au Nord-Est et Sud, entre Canton, le Yunnan et le Guangxi). Aujourd’hui, une majorité de Chinois réprouve la pratique, et leurs protestations grandissantes rendent sa disparition inéluctable, à probablement brève échéance. Mais en attendant, ses adeptes se battent pied à pied, avec la même passion désespérée que ceux de la tauromachie outre-Pyrénées. }
Pénétrant dans l’abattoir, Yan crut franchir les portes d’un enfer de Dante canin. C’était, pris sur le vif, une figuration de l’expression « estourbir le chien qui se noie » (打落水狗, da luo shui gou). Partout montait dans l’air confiné le concert d’aboiements brutalement interrompus par le choc des masses, dans l’ambiance sirupeuse d’agonie et l’odeur de sang.
Révolté, Yan tenta de sauver un bouledogue de sa triste fin mais fut stoppé net dans son élan par trois sbires qui le surveillaient, raccompagné sans cérémonie jusqu’à la porte et jeté dehors. Tous comme un seul homme, les employés lui assuraient n’avoir jamais vu en leurs murs le moindre Labrador correspondant à la photo de Beibei. Mais le jeune sidérurgiste repartait avec la terrible sensation que son meilleur ami avait passé ses derniers instants ici dans la douleur, pour finir dans le hot-pot minable d’un bouiboui interlope…
Pas de doute, c’est un terrible drame. Et pourtant, loin de se laisser aller, le jeune millionnaire va le gérer d’éblouissante manière. Comment ? La suite, la semaine prochaine !
Sommaire N° 1 (2016)