En 1987, Chen Mou, paysan à Mentougou (banlieue de Pékin) proche de la trentaine, pensa qu’il était temps de fonder une famille. Il jeta son dévolu sur Ma, fille cadette de militaire, taille de guêpe et yeux de braise.
Avec le précieux concours de la belle (après l’avoir séduite par sa prestance et sa faconde), il avait arraché le « oui » des parents, malgré l’évident écart social. Pour rallier sa mère, Ma avait alterné pleurs et baisers. Quant à l’officier, Chen l’avait convaincu en lui faisant miroiter la fortune à amasser avec son métier d’apiculteur, « secteur d’avenir ».
Une fois marié, Chen trima dur pour tenir sa parole. Chaque jour, il se levait à l’aube pour aller surveiller ses 120 ruches, les nourrir au glucose, les soigner en cas de maladie. Il fallait détecter à temps celles dont la reine mourait et la remplacer, quand elles n’y parvenaient point elles-mêmes. Dès mai, il fallait déplacer les ruches par dizaines, vers les vergers les plus fleuris. Sortir les cadres pour la récolte, extraire à la curette la gelée royale, alvéole par alvéole. Verser le miel en pot, tout comme la propolis, la cire, le pollen…
Au fond de lit, Chen rêvait que Ma le seconde en créant des produits dérivés, savons ou bonbons, de bien meilleur rapport. Mais la belle s’avérait languide, fille de la ville, habituée à se faire servir, elle rechignait aux tâches ménagères. Bientôt, elle ne s’occupa plus que de leur fils unique. 24 ans s’écoulèrent.
En août 2011 à 51 ans, de retour de livraison, Chen eut un accident qui le laissa avec un choc cérébral, une jambe contusionnée, 2 côtes enfoncées. Heureusement l’assurance lui permit d’être admis à Mentougou à l’hôpital Jingmei, énorme usine à santé de plutôt bon niveau, 408 médecins, 1730 lits.
Bien soigné, il ne lui fallut qu’à peine un mois pour que le médecin-chef le libère. A vrai dire, Chen aurait dû sortir bien plus tôt. Il n’était resté que suite à ses incessantes prières pour qu’on le garde.
Dès la première nuit, il avait jugé éminemment préférable sa chambrette lumineuse, cette vie nouvelle où l’on ne travaillait plus, mais où on le servait au lit.
Le centre fournissait massages et kinésithérapie, belle découverte, qu’il adorait. Surtout, il ne l’aurait jamais avoué, mais à l’hôpital, Ma était loin, cette épouse qui bientôt, avait commencé à lui faire payer pour cette vie trop fruste qu’elle devait partager désormais. Ma se plaignait et se mêlait de tout, du choix de ses habits, de ses manières, de son langage. D’une jalousie féroce quoique infondée, elle lui faisait des scènes pour les regards qu’il posait sur les mignonnes croisées dans la rue. De la sorte, sa vie au foyer était devenue un enfer.
C’était d’ailleurs après tel orage qu’il avait perdu le contrôle de ses nerfs et de son véhicule, causant la collision. Or dans sa chambre d’hôpital, rien de tout cela : ayant trouvé la paix, il se battait pour la garder.
De retour au bercail, en septembre, il acheva sa convalescence et recommença à se sentir brimé. À mesure que reprenaient les chamailleries, il sentit les douleurs revenir. Il dut se faire une raison : il n’était pas guéri. Ses jambes gonflées le faisaient souffrir, rendant ses nuits une vraie torture.
Fin octobre, n’y tenant plus, il retourna aux urgences du Jingmei, tempêtant et exigeant sa réadmission. Là encore, les médecins donnèrent suite à son désir. Sur le diagnostic, à dire vrai, ils avaient bien leurs petites idées. D’aucuns penchaient pour la thrombose, due à une station allongée trop prolongée -elle disparaîtrait après des semaines de vie normale.
D’autres soupçonnaient un simulateur, ou « wúbìng shēnyín » (无病呻吟, qui « pleurniche et geint d’un mal imaginaire »). Mais après tout, si le patient avait de quoi payer, pourquoi pas ne pas lui faire ce plaisir ? Les hommes en blanc ne se doutaient pas qu’en réadmettant Chen, ils prenaient de gros risques.
Durant son mois à la maison, l’assureur avait poussé des cris d’orfraies en recevant la facture des soins, alourdie de tous ces extras si souvent commandés. Aussi la compagnie le prévint que son compte étant dans le rouge, tout soin futur serait à ses frais ! Pire, dès maintenant, pour rembourser la part non couverte, il faudrait vendre la fourgonnette et les ruches. Sans le sou, il perdait en plus son outil de travail ! Mais peu importe, fin octobre, Chen stupéfia son entourage, en particulier Ma et sa belle-famille, en déclarant d’un sourire narquois, « je repars à l’hôpital » !
En effet, pour Chen, tout valait mieux que retrouver cette existence d’hier, qu’il haïssait. Au fond de sa nuit, sa liberté retrouvée brillait comme un phare, comme la perspective d’un autre avenir. Oh bien sûr, elle était floue et pâle. Mais c’était la seule qu’il aie, qui lui convienne désormais. Certes, il n’avait plus de couverture sociale – détail qu’ il avait omis de préciser à l’hôpital Jingmei. Mais demain était un autre jour…
Comment une affaire si mal embarquée se terminera-t-elle ? Vous le saurez au prochain numéro !
Sommaire N° 9 (XX)