A Hengyang (Hunan),
Ah Jun et Xiao Qin, 27 ans chacun, se fréquentaient depuis 2011. Ils voulaient se marier, mais les parents d’Ah Jun ne voulaient rien savoir : ils connaissaient la prétendante : des parents sans un sou vaillant ni de hukou (permis de résidence de la ville), qui donne accès à l’hôpital gratuit, aux bonnes écoles pour l’enfant à venir… Pas question dans ces conditions, de laisser Ah Jun épouser sa gourgandine, au risque de le voir végéter toute sa vie en une besogneuse médiocrité ! <p>Tandis que leur fiston perdait son temps à faire le joli cœur, eux les parents, lui trouvaient une union autrement plus avantageuse avec la fille d’un ponte du Parti. Avec un beau-papa au bras si long, l’avenir d’Ah Jun était assuré : un bel appartement, la berline de luxe, un bon boulot !Un soir d’automne 2014, ils avaient pris Ah Jun à part : n’étant pas trop courageux, ce dernier avait préféré accepter, pour éviter l’orage : ce n’était pas dans les mœurs de Hengyang, de résister à ses parents !
Bien sûr, une fois de nouveau seul, il s’était maudit de sa lâcheté. De retour auprès de sa bien-aimée, il lui avait tout avoué et ensemble, ils avaient réfléchi : comment faire? Et puis bientôt, Eurêka, la solution était là : ils n’avaient qu’à se marier les premiers, en catimini!
Evidemment, il y avait le problème des parents d’Ah Jun, qu’il faudrait obligatoirement présenter à ceux de Xiao Qin, ce qui était impossible… Mais on se débrouilla : on dénicha un couple de quinquas imposteurs, pour jouer devant les vieux de Xiao Qin le rôle des parents du fiancé. Avec eux, les noces furent fixée au 2 janvier, jour de bon augure. Selon la coutume, les fiancés devaient se rendre au bureau des mariages, à l’ouverture à 10 heures, avec témoins. Puis le certificat en poche, ils rejoindraient l’hôtel, pour le banquet avec les invités.
Ce qui fut dit, fut fait – du moins, pour commencer. Toute de blanc vêtue, arborant fièrement son voile, Xiao Qin arriva à l’heure dite moins 5 minutes. Mais après 10 minutes, ne voyant pas son homme, la fiancée sentit une main de glace lui enserrer le cœur : que faisait donc Ah Jun ?
A 10h30, son agitation devint fébrilité : son portable éternellement sonnait dans le vide. Et son témoin, où il était, celui-là?
Quand enfin à 10h43, il vibra, indiquant l’atterrissage d’un texto, elle se jeta pour le lire, à voix haute et haletante, n’en croyant pas ses yeux : « annule tout, lui disait-il, je ne peux plus t’épouser, je suis en prison suite à une bagarre ».
Dans la voiture de son témoin, elle fonça à l’hôtel, le cœur en chamade. En route, elle tenta de donner un sens à la folie qui lui arrivait. Elle voulait sauver son couple, et se battre, mais dans le noir, sans savoir contre qui.
Comme souvent en Chine, l’hôtel énorme avait plusieurs salles de banquet, pour pouvoir tenir plusieurs noces de front. Sur place, écartant d’ un geste hagard les invités qui réclamaient timidement des nouvelles, Xiao Qin balaya du regard « sa » salle de bal toute de blanc fleurie, aux entrées déjà servies sur les tables à 12 places, mais vide et lugubre comme un couloir d’hôpital.
Dans son dos, derrière une autre porte, mugit un brouhaha. Prise d’une intuition, elle fit ce qui ne se fait jamais en Chine : elle ouvrit la porte : Ce fut pour voir Ah Jun au bras d’une autre femme en blanc, verre à la main, ivre, à la table d’honneur d’u-ne noce qui battait son plein !
Que s’était-il passé? La pauvre Xiao Qin n’allait tarder à l’apprendre. De la ruse de son fils, le père avait tout appris. Sans rien dire, il avait fait préparer la noce concurrente, avec SA candidate et SES invités, même lieu, même date, autre salle. La veille au soir, avec la rivale et ses parents, il l’avait convoqué, humilié, forcé à céder et cette fois pour de bon. Et à présent, au bras de cette femme inconnue, il buvait, pour ne pas voir !
Mais Xiao Qin, lutteuse, refusa la défaite. Elle se précipita au commissariat : en robe blanche, voile relevé (cf photo), elle porta plainte pour rupture de promesse et « wèi tārén zuò jià yīshang » (为她人做嫁衣裳) : « vol de fiancé » (mot à mot : « avoir cousu la robe de mariage pour une autre »).
Xiao Qin avait repéré ce détail essentiel : au bureau des mariages, l’autre n’avait pu épouser Ah Jun, puisqu’elle y avait campé elle-même depuis l’heure d’ouverture. L’union n’existait donc pas, et elle-même, l’offensée, pouvait contre-attaquer.
Elle avait une autre armée derrière elle, celle de l’internet, de cette toile qui de plus en plus, relie entre elle cette méga-famille qu’est la société chinoise.
De Harbin à Sanya, de Lhassa à Shanghai, la nouvelle se répandit en une traînée de poudre, déployant en retour des dizaines de milliers de messages de soutien à Xiao Qin.
Depuis, la police « poursuit la médiation » avec pour enjeu, la main flasque du garçon mou. Entre les 2 femmes en blanc, le bras de fer se poursuit, chacune avec sa force, l’opinion nationale pour la fiancée légitime au nom de l’amour, le clan pour la fille du Parti au nom des intérêts de la famille… Sur la victoire finale, la Chine retient son souffle.
Sommaire N° 6-7 (XX)