Peu après sa naissance à Shanghai en 1957, Liang Jianxin se distingua vite comme un enfant surdoué. Discipliné, obéissant, sans caprices, il se montrait serviable et attentionné. C’était surtout à l’école qu’il brillait, comprenant tout, tout de suite, aidant ses camarades à faire leurs devoirs, et répondant toujours juste aux questions du maître.
Aussi 20 ans plus tard, pour le jeune Liang, la vie s’annonçait belle, au sortir d’une université pékinoise prestigieuse. Admis au Parti, dès 1980, à l’âge de 23 ans – une faveur très rare – il débuta comme secrétaire particulier d’un haut cadre du Parti. Au fil des mutations à travers le pays, il gravit rapidement les échelons, poussé par son excellente réputation et son talent pour se faire des amis et se montrer « au service du peuple ». Le hasard des promotions l’avait porté vers les services, officiant tantôt dans l’eau potable, les forêts, l’électricité ou la voirie, excellant partout.
En 2002, il atterrit au Zhejiang, une des plus riches provinces, au poste-clé de Secrétaire du Parti du bureau de la Santé de Fenghua, une conurbation de 3 millions d’âmes. Son emploi consistait à moderniser les hôpitaux et dispensaires, et faire appliquer les directives de prévention des maladies infectieuses. Hélas pour lui, c’est là que le rattrapa le vieux piège auquel tant de cadres succombent en Chine, le lampadaire incandescent où tous ces insectes viennent se griller les ailes dans l’obscurité de la nuit.
À 45 ans, Liang avait atteint son pic de prospérité. Son rang lui donnait droit, à lui et à sa famille, à une villa de sept pièces entourée d’un petit parc. Son chauffeur le conduisait partout, ainsi que son épouse, en son Audi de fonction – l’essence était gratuite, comme les péages. Mais hanté par le « syndrome de la retraite », il savait bien que tout cela disparaîtrait, 15 ans plus tard. Ce jour là, au 12ème coup de minuit, son carrosse redeviendrait citrouille. Alors, adieu villa, chauffeur, et belle vie : il vivrait de sa maigre pension, sans nul avantage en nature désormais, à moins de prendre les choses en main —il était temps d’y penser.
Pour rénover ou construire de nouveaux hôpitaux, c’était lui seul qui choisissait les entreprises, subdivisait les chantiers et allouait les lots—contre des dessous-de-table. De la sorte, il brassait chaque année des dizaines de millions de yuans, dont une belle tranche lui revenait –un pactole, à la fin du jour. Il en allait de même pour l’octroi des patentes et licences de conformité d’hygiène, qu’il distribuait sans barguigner à toutes sortes de firmes, des industries alimentaires aux hôtels et chaînes de restauration – moyennant certes un « juste retour ».
Bien sûr, tout cela n’était pas exactement licite, mais vu la prospérité qui déferlait sur le pays et l’amélioration constante de la santé publique, fruit de ses efforts, qui s’en souciait ? Ces petits cachets gris étaient amplement justifiables, non ? De toute manière, tout le monde, dans ce milieu des ronds-de-cuir, faisait de même : à prétendre jouer les « Monsieur Propre », Liang se serait mis tous ses collègues à dos, compromettant ainsi sa carrière !
Le seul détail auquel le jeune haut fonctionnaire n’avait pas songé, était que depuis des années, il avait négligé de continuer à faire sa cour à son protecteur, à Pékin. De l’appeler, lui envoyer ses vœux, voire un joli cadeau à chaque fête du Chunjie (printemps lunaire). Roitelet à Fenghua, il partageait avec d’autres privilégiés le pouvoir sur cette grasse prébende, et il en négligeait le reste.
Mais c’était oublier la différence, en cette vaste jungle administrative, entre les enfants de la balle montés par leur talent, et les fils de la haute, protégés par l’aristocratie du régime, et oublier aussi que si l’on néglige son parrain politique, celui-ci risque d’en faire autant. Un jour d’avril 2008, des ordres tombèrent de la capitale, sur Fenghua comme sur tous les autres districts, une tête devait tomber, un cadre corrompu d’un certain niveau pour effrayer les autres, « tuer le poulet pour faire peur aux singes » (杀鸡给猴看, shā jī gěi hóu kàn).
Liang était le moins protégé : c’est lui qu’on alla attraper. Ses supérieurs étaient désolés, mais c’était le jeu, et ils devaient se protéger. Ils ne lui imputèrent que 140.000 yuans mal acquis – une infime fraction de ce qu’il avait empoché – mais cela suffit pour lui faire écoper de 8 ans de prison .
Sa carrière était brisée, pour avoir oublié la règle essentielle qui compte en ce pays : l’influence de qui vous protège ! Et pourtant, pénétrant dans sa cellule avec son ceinturon, sa couverture et un maigre balluchon, il sentait déjà que d’une façon ou d’une autre, sa vie ne s’arrêterait pas là…
Pour connaître la suite des aventures de Liang Jianxin, rendez-vous au prochain numéro !
Sommaire N° 3