La réponse de Wenqi fusa du tac au tac : « plantons des arbres ». Logique, c’était le métier auquel l’aveugle avait été formé dans sa jeunesse, à l’Office des forêts.
« Mais comment tu veux qu’on fasse ? Je f’rai les bras, tu f’ras les yeux ! »
« Pas si bête », réalisa l’aveugle en un éclair. Au bord du village, la rivière Ye atteignait l’été une crue terrible. Yeli s’en protégeait depuis des millénaires par une digue à pente douce, autrefois tenue par des arbres. Mais depuis Deng Xiaoping, la discipline disparue, les arbres avaient été coupés pour bois de chauffe. Résultat, un été sur deux, la digue craquait, laissant les fermes inondées et le bétail noyé.
Aussi le village ne savait comment sortir de l’impasse, trop pauvre pour payer le reboisement. Mais pour ces deux copains que nul ne voulait employer, n’était-ce pas l’unique chance de créer leur emploi ? Et au point où ils étaient, qu’avaient-ils à perdre ?
« Tope là ! », fit Haixia. Sans tergiverser, ils s’en allèrent trouver le Secrétaire du Parti, lui exposer le projet. Sachant subodorer la chance quand il en voyait une, le cadre les accueillit avec enthousiasme : après 30 minutes, les deux Jia étaient titulaires (sans loyer, ni taxes) des 8 hectares pour 30 ans, deal embelli d’une (famélique) prime d’invalidité pour chacun, assez pour leurs besoins courants. A maturité les arbres leur reviendraient, assez pour assurer leurs vieux jours.
Dès le lendemain, ils se mirent au travail, le manchot guidant l’aveugle par la manche de sa veste, le portant sur son dos de l’autre côté du ru, à gué. Pour le faire travailler, il lui ôtait ses savates : Wenqi maniait ses pieds, comme d’autres leurs mains.
Les débuts furent rudes—comme si la nature jouait à essayer de les désespérer. Au bout d’un an, après l’hiver, ils n’avaient planté que 800 greffons, dont deux seulement avaient repris. Dans leur dos, les hommes ricanaient : « des handicapés, ça ne pouvait aboutir à rien, tout le monde savait ça... ».
Ce qui sauva notre équipe, est qu’elle n’avait pas le choix : les Jia changèrent de méthode. Ils choisirent des points plus humides, allongèrent les branches à deux mètres pour renforcer leur robustesse.
Wenqi se spécialisa dans le portage et l’arrosage. Haixia, l’aveugle, grimpait aux saules, peupliers et acacias pour tailler les branches à la hache, suivant les directives de l’ami. Il forait aussi les trous avec une masse et un plantoir de leur invention– un bout de barre à mine surmonté d’une mini-pelle triangulaire.
Au fil des années, il avait affiné son geste, ne frappant plus jamais à côté. A la fin de l’hiver suivant, ils eurent 100 survivants, puis 300, puis 1000… 14 ans plus tard, ils avaient planté 12000 arbres, dont 9000 prospèrent. Voyant les progrès, les voisins cessèrent de persifler, et se mirent à les soutenir. Ils vinrent offrir qui, une semaine d’arrosage, qui de nouveaux outils, qui une remorque d’arbustes de bonne souche du pépiniériste.
À la tâche, nos deux hommes ne faisaient plus qu’un, comblant ensemble leurs handicaps. Forcément, dans ce pays socialiste et confucéen, ils finirent par faire parler d’eux. C’était trop tentant pour la propagande, comme étalage de vertu « nationale », donnant de plus le bon exemple écologiste. Des millions s’en émurent : par leur courage simple, ces deux-là démontraient que la persévérance vient à bout de tout. En chinois, cela se dit d’une façon imagée, « même la tortue boiteuse peut courir 1000 li » (跛鳖千里, bǒ biē qiānlǐ).
Coqueluches du pays, ils virent s’amonceler les gestes de soutien. Un nabab en mal de mécénat leur versa une vraie pension pour leurs 60 ans. Et dans un hôpital de Shijiazhuang, le chef-lieu de province, les médecins dirent à Haixia que son œil gauche reverrait, moyennant greffe de cornée. Ils offraient l’opération !
Mais attention, l’offre pétrie de bonnes intentions, ne risque-t-elle pas de briser cette belle amitié ? Un Haixia tiré des ténèbres, ne serait-il pas tenté de laisser tomber tout de sa vie passée ?
A l’entendre, pas de souci : même une fois sa vue recouvrée, il ne cessera jusqu’au dernier souffle, de planter des arbres à Yeli avec Wenqi, son copain de misère. Car la sagesse acquise dans les années de chien, ne s’oublie jamais – si toutefois Haixia, une fois opéré, ne perd pas sa vertu, avec sa cécité !
Sommaire N° 22 (XX)