En 1961 à Yeli (au fin fond du Hebei) naissait Jia Haixia, sans que sa mère n’eût fait suivre sa grossesse au centre d’obstétrique du canton –trop loin et compliqué, et sans doute trop cher. L’enfant était donc né affligé d’une cataracte congénitale à l’œil gauche – borgne pour la vie !
Il put suivre l’école, à condition de savoir se blinder contre les quolibets et farces. Jusqu’à ce que l’indigence de ses parents le pousse hors du système scolaire—il alla travailler à la carrière de granit, à la masse et au burin, gagner sa vie à la sueur de son front.
Métier risqué : en 2000, à 37 ans, un éclat de pierre lui fit perdre son bon œil. Au sortir de l’hôpital, le contremaître lui remit une enveloppe de quelques petits billets, et lui expliqua sans ambages qu’il devrait se trouver un nouveau gagne-pain.
La cécité bouleversa ses repères moraux : dans son enfance, il ne s’était jamais plaint de son handicap, qui avait toujours fait partie de son identité, apprivoisé de naissance. Mais à présent, la cécité complète lui causait un sentiment d’injustice amère. Pire : la guigne refrappa en 2001, quand sa femme malade perdit à son tour son emploi. Ainsi, ils se virent privés de ressources, leur fils de 4 ans à charge. Faute d’argent, ils étaient « réduits à la saumure au petit-déjeuner, et au sel au dîner » (朝齑暮盐, zhāo jī mù yán), dans une misère que les voisins ne faisaient aucun effort pour alléger : l’entendant approcher avec sa canne, ils tournaient le dos sur la pointe des pieds.
Seul à lui soutenir le moral, venait le voir presque chaque soir, Jia Wenqi, l’ancien copain de classe, d’un an son cadet, le seul qui ne se fût jamais gaussé de son handicap – et pour cause : Wenqi était double manchot.
Laissé à trois ans sans surveillance dans la rue, ce garçonnet avait empoigné une ligne électrique tombée de son pylône : réduits à l’état de moignons, ses deux bras avaient dû être amputés. Le destin est capricieux : pour l’enfant diminué, la suite de l’existence avait pris un cours moins triste que son état eût pu le laisser présager. Le petit Jia Wenqi avait jolie frimousse : le maire et le secrétaire du Parti l’avaient pris sous leur aile, faisant payer par la République les frais d’hôpital, de rééducation. Le jeune avait pu se réapproprier quelques savoir-faire, tels se nourrir aux baguettes, se laver les dents, coudre– avec ses pieds.. Quand il avait atteint ses 7 ans, ses protecteurs avaient convaincu les parents de l’inscrire à l’école, qu’il apprenne à lire et à écrire.
Là, son bon caractère et son esprit vif l’avaient aidé à se faire accepter. ll suivait les copains dans leurs virées par la campagne, jouant à cache-cache, se baignant (nageant!), ou pour observer une portée de moineaux dénichés…
A 14 ans, toujours grâce au chef du village, il avait été placé au bureau des forêts, sans salaire mais nourri. Là, il avait appris les rudiments de la sylviculture – comment fumer, émonder et même greffer pommiers et jujubiers, avec ses orteils.
Grâce à tous ces soutiens, l’ado manchot avait développé une résilience surprenante, assez d’autonomie pour voler de ses propres ailes : à 27 ans en 1989, voyant débarquer sur la pla-ce du village une troupe de saltimbanques, tandis qu’ils montaient estrade et oripeaux pour leur représentation du soir, Wenqi leur avait fait une démonstration de ses dons de peintre et calligraphe pédestre, récoltant une ovation. Le lendemain à l’aube, il était parti avec eux à bord de leurs camionnettes déglinguées.
Durant onze ans, il allait partager sa vie entre ses tournées foraines et des séjours à Yeli chez son frère et sa belle-sœur. Jusqu’à 2001, où un appel familial mit fin à ces années dorées de liberté bohème : la santé du père le forçait à un retour à Yeli, pour s’occuper de lui dans ses derniers jours.
Durant ces onze années par monts et par vaux, Wenqi n’avait pas oublié son copain Haixia, et venait l’aider à traverser sa période noire. Plein de gratitude, l’aveugle réalisa un jour que leur fraternité dans le handicap pouvait être sa chance, son unique atout pour rebondir. Un soir, il lui posa rondement sa brûlante question : « Oh, Wenqi, toi l’aveugle et moi le manchot, y’a-t-y pas quelque chose qu’on pourrait faire ensemble toi et moi, pour s’en sortir » ?
Il se trouve que Jia Wenqi phosphorait depuis des jours sur le même thème, et qu’une idée lui était venue. Il lui fit une proposition, qui fut immédiatement acceptée. Une offre si hors du commun qu’aujourd’hui, 13 ans plus tard, elle fait soudain jeter sur eux les projecteurs des medias.
Pour savoir quel projet Wenqi présenta à Haixia, lisez la suite au prochain numéro !
Sommaire N° 21 (XX)