Le matin à Qilang, hameau perché sur les collines de Yongchuan (Chongqing), Qin Feng, bergère de 25 ans, se lève aux premiers rais de lumière. Après un brin de toilette, une collation sur le pouce (petit pain-vapeur et thé), elle sort, vêtue d’une veste de grosse toile militaire ocellée gris et vert. Protégée du soleil par un chapeau de paille à larges bords, elle démarre son « bœuf de fer » (motoculteur) et s’engage sur le chemin, contournant les ornières.
A 5 minutes de là, parvenue aux étroites terrasses de pierre sèche où elle cultive son maïs, elle se met à désherber, couper les plants les plus mûrs, en replanter d’autres. Après une heure de travail à la binette et à la serpe, elle remplit son tombereau d’une meule verte de 2 mètres de hauteur : il est temps de rentrer. À la ferme, son retour provoque la même joyeuse cavalcade de sabots sur la terre sèche, de bêlements : ses 100 chèvres brunes mouchetées de blanc se disputent les meilleures places derrière leur auge.
À 9 heures, le moment est venu d’inspecter ses petites chéries, surveiller celles qui montent en chaleur, soigner écorchures et piqures de taons qui pourraient s’infecter. A 15 heures, elle les mène pâturer dans la vallée voisine, les écartant des plantations avec un long bambou.
21h, après dîner (un bol de lait caillé, quelques légumes étuvés, un œuf parfois), c’est enfin son moment à elle. Elle va dans la resserre rendre visite à son vieux piano droit, qu’elle époussette d’un chiffon doux avant de relever le clapet, et s’asseoir. Elle fait silence, le temps de choisir l’air correspondant à l’ambiance de la nuit, sonate de Mozart ou Gnossienne de Satie. En plein « wuwei » (无为principe taoïste de recueillement dans l’inaction), elle laisse les notes filer, la régénérer par leur puissance magique.
Une fois par mois, de Chengdu où il travaille, vient la rejoindre Li Zhenqiao, que son père lui a fait épouser, en un mariage de raison plus que de passion. Avec cet ex-militaire, en dépit du fait que tous deux nés sous le signe du Cheval, l’entente n’est pas toujours facile.. Faute d’avoir lui-même étudié, Li ne peut admettre que Qin Feng, diplômée de l’université, s’obstine à garder ses biquettes et ait quitté la ville, là où tout le monde rêve de migrer.
Les voisins aussi la trouvent bizarre. Au début, cela les faisait rire de la voir tenter de se faire entendre de ses chèvres en leur chantant de la musique —et des airs étrangers, en plus. Le résultat était exactement le même que pour cet idiot de la légende, qui prétendait « jouer du luth pour une vache » (对牛弹琴,duì niú tán qín). Pensez donc, même pas un chien pour l’aider à rabattre le troupeau!
Y’avait çà, et puis aut’chose. Les premiers jours, elle laissait ses bêtes crever de faim dans l’enclos, faute de savoir quoi trouver pour les nourrir. Vraiment, cette fille était aussi faite pour jouer la fermière, que nous autres pour jouer dans un orchestre. Et pis la nuit, c’était le pire, elle jouait du piano toute seule, sans personne pour l’écouter, comme des formules incantatoires : certains parmi nous la disaient un peu sorcière !
Mais bon, la p’tite, on ne pouvait pas lui ôter cela, à défaut d’avoir du savoir-faire, jamais elle n’avait baissé les bras. Le moment de vérité était arrivé à l’été 2013, quand sur une de ses chèvres, geignant, étaient apparues des plaies noirâtres sur sa robe. En trois jours, quatre bouquetins étaient morts sans que la bergère puisse réaliser ce qui se passait.
Qin Feng savait qu’il lui faudrait se débrouiller seule. Affectant d’ignorer que l’infection était partie de leur propre cheptel, les voisins s’étaient barricadés pour la prophylaxie et ne voulaient même pas lui parler. Quant au vétérinaire, il ne fallait pas y penser : elle n’en avait pas les moyens. Prenant une des bêtes, elle l’avait disséqué sur la table de la cuisine. Puis sur internet, elle avait été sur un forum, et y avait décrit les symptômes : un collègue lui avait appris quel était le mal –la variole caprine-, comment la soigner –en désinfectant les plaies, et par des injections d’antibiotiques. Un autre lui avait fourni l’adresse en ligne de la pharmacie vétérinaire, lui permettant de se faire livrer en 24 heures.
Tous les jours durant un mois, elle avait lutté, soignant et piquant ses malades. Peu à peu, la maladie avait commencé à reculer. Stupéfaits, les voisins l’avaient vu gagner une victoire sur laquelle nul n’aurait parié, et qui allait la faire remonter dans l’estime générale.
Cet incident lui servit de leçon. Désormais, tout moment de liberté fut mis à profit pour surfer sur la toile pour apprendre les trucs du métier : quels additifs donner pour embellir, engraisser les chèvres, à quel moment vendre au meilleurs cours… De la sorte à l’automne, par le jeu des naissances, son cheptel était bien en chair et en parfaite santé, sans compter de nombreux bouquetins, les plus beaux du canton. Au marché de Yongchuan, vendant les animaux surnuméraires sur pied ou à la livre, elle en tira 80.000 yuans—un vrai pactole, en plus de sa toute fraîche, flatteuse réputation !
Mais qu’est-ce qui avait arraché Qin Feng, la mélomane, à sa vie en ville et l’avait amené à cet improbable métier ? Vous le saurez au prochain numéro !
Sommaire N° 19 (XX)