En 2008 à Chengdu (Sichuan), Dali Dai, 58 ans, employée dans une librairie étatique, s’épuisait depuis un quart de siècle à porter des piles de livres en tous genres, du traité de chimie en trois tomes à l’atlas universel en cinq, de la méthode d’anglais aux œuvres complètes du dernier leader.
Elle s’ennuyait à attendre le choix d’une cliente indécise, à lui expliquer les différences littéraires entre tel ou tel auteur, à grimper sur de vertigineux escabeaux pour aller quérir des volumes hors d’âge.
Au fil des années, les inventaires saisonniers, les changements de rayonnage, avaient eu raison de son dos et de ses reins, la contraignant à transbahuter des journées entières des caisses de bouquins d’un étage à l’autre, sous le regard inquisiteur d’un chef de rayon 20 ans plus jeune qu’elle.
Le pire était de porter les achats à la caisse. Alors, elle devait emballer les titres choisis par le professeur décrépit ou l’étudiante en droit. La poussière qui volait du papier quand elle plaçait ces tomes au milieu du rectangle de papier grège, lui donnait la nausée. Chaque jour, elle sentait un peu plus sa force quitter ses bras, faisant souffrir ses poignets perclus d’arthrite. Et chaque soir, ses épaules tremblaient d’épuisement. Plus d’une fois, elle avait fait tomber son fardeau, s’attirant les rudes remontrances du chef de service, et parfois même la perte de sa maigre prime.
Nonobstant tous ses efforts, son patron ne voulait rien savoir de son passage à la retraite, qu’elle aurait dû obtenir dès 2005. C’était un magasin à l’ancienne, déficitaire et qui cherchait à tout prix à faire des économies, souvent sur le dos du personnel. Et par malheur pour elle, Dai Dali était de l’espèce si courante en Chine : endurante aux rudoiements qu’elle acceptait implicitement, éternelle victime « honteuse et confuse de sa condition inférieure » (自惭形秽,zìcán xínghuì) qui ne se plaignait jamais, et souffrait sans chercher à se défendre.
Enfin arriva, fin 2008, le jour de la délivrance, où le chef, faute de pouvoir différer davantage, lui annonça sa liberté prochaine, santé minée, mais retraite complète. Après un pot de départ réduit à sa plus simple expression – thé, crackers, et un discours sans inspiration – Dali rendit son tablier pour s’en aller vivre auprès de sa fille, Zhang Fan.
Après quelques semaines, elle entreprit de réaliser un humble rêve : par l’exercice quotidien, évacuer les douleurs accumulées par ses décennies sédentaires.
Tous les matins à l’aube, elle filait au parc, pour tâter de la danse gymnique gratuite de l’une ou l’autre des troupes volontaires.
Elle commença par la danse des « cinq animaux » (Wuqinxi), mimant le tigre, le singe, l’ours, le cerf et la grue – après trois mois, elle sentit que la discipline pseudo-antique ne lui convenait pas.
Elle passa au Taijiquan, sport du « grand souffle méridien », où elle tint presque un an.
Le sabre la retint deux saisons : ce sport lui sembla pécher par expression trop virile et même violence.
Puis, lorsqu’elle eut épuisé tout l’éventail des activités, elle changea de parc et s’essaya alors à l’éventail de soie rouge, 80cm d’envergure en déployé, que les femmes mouvaient avec force sourires et contorsions gracieuses. Là, elle se força à faire taire ses objections, à rester. Dai Dali se languissait de trouver sa place.
Son dos, son torse avaient depuis longtemps cessé de la faire souffrir. Insensiblement au fil des mois, ses abdominaux s’était retendus et les rhumatismes n’étaient plus qu’un souvenir. Seuls ses poignets et ses avant-bras gardaient leur faiblesse. Mais ce qui la dérangeait, était ses compagnons, ces femmes et ces hommes avec qui elle se dépensait : par leur conformisme diaphane, ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ses anciens collègues, sans nulle originalité à faire valoir. Par un esprit de contradiction germant à leur contact, elle se découvrait un désir de créer un monde à elle selon ses émotions, de trouver une voie qui lui soit propre—que cela plaise aux autres ou non. Au parc cependant, sans malice, tous s’efforçaient de suivre les instructions, d’obéir aux ordres. Et à 61 ans, à les voir, Dali sentait bien qu’elle cherchait autre chose : elle s’ennuyait.
En 2009, elle découvrit la danse moderne. L’improvisation, avec partenaires, lui apporta un flash par sa liberté de figures. Mais elle n’eut qu’un temps.
Le paso doble, et plus encore le tango lui porta un aiguillon de plaisir ambigu, par l’aspect émoustillant, les pointes d’émois physiques, l’audace des couples. Toutefois, une tentative maladroite de séduction du partenaire lui fit prendre la fuite. Elle était telle le vilain petit canard du conte d’Andersen, mais n’ayant plus comme lui l’excuse de l’adolescence.
À 65 ans, Dai Dali se sentait mal en toute activité et en tout groupe : mais n’y aurait-il pas pour elle, de chance de seconde vie, après la présente qui s’achevait et dont elle cherchait en vain le fruit ?
Retrouvez la suite de la quête spirituelle de Dai Dali la semaine prochaine !
Sommaire N° 14-15 (XX)