En avril 1983, Zou Yuhua, commerçante en engrais dans le village de Wolong (commune de Laojunjing—Sichuan), et Zhang Mingfa, son mari, fêtaient la naissance de leur second enfant.
Un enfant illégal, au vu du planning familial qui n’en permettait qu’un. Or, le chef du village de Laojunjing, Wu Taizhang, n’était pas homme à plaisanter avec le règlement : quoique Zhang Mingfa fut son adjoint, il leur imposa des conditions draconiennes, une amende de 1601 ¥, qui les força à s’endetter lourdement. Il confisqua aussi une parcelle d’un « mu (亩 ) et demi » qui leur avait été allouée, et se crurent alors à l’abri. Le 6 octobre 1983, le greffier vint chez eux établir le « hukou » (permis de résidence) du nourrisson.
Or, 72h plus tard, Wu débarqua en visite très peu courtoise, flanqué du directeur du planning familial et de 50 sbires. C’était pour confisquer le bébé, sans rien vouloir savoir. La bande repartit, laissant au couple dévasté, en dérisoire compensation, 1000 yuans de l’amende– le reste restait au trésor de la commune, tout comme le lopin – « pour l’exemple ».
Ce que Zou et Zhang n’avaient jamais compris, était la surpopulation de leur Sichuan, avec 120 millions de bouches à nourrir. Pire, Deng Xiaoping, le leader national, natif du coin, était très à cheval sur le planning familial, et le Sichuan était dans le collimateur pour toute infraction au contrôle des naissances.
Aussi Wu, organisa la semaine suivante, une grande session de critique du couple, qui fut contraint à s’humilier publiquement, avant d’être invité à déguerpir—ils trouvèrent refuge 40km plus loin, à Jia.
De désespoir, Zou pensa mourir et délaissa des mois le magasin, se consacrant jalousement à son fils aîné de peur qu’on ne revienne le lui prendre. Zhang lui, retournait chaque semaine à la mairie de Jianyang, dans l’espoir d’obtenir un indice sur la famille ayant accueilli leur enfant. Mais ses suppliques et ses petits cadeaux aux fonctionnaires n’y faisaient rien: chaque fois, il devait bǎoshān kōnghuí (宝山空回),« rentrer les mains vides du mont du trésor ».
Un jour de printemps 1985, Zhang reçut enfin une confidence : le bébé se trouvait à Jinyu, chez un certain Wang, sans enfant. Le cœur plein d’espoir, il fonça sur sa pétrolette jusque-là bas, sur ces routes de montagne. Il trouva la ferme, se présenta, vit trottiner le bambin de deux ans, fier dans sa culotte fendue.
Mais quand il se déclara le père légitime, il se passa une chose qui lui fit soupçonner que sa visite avait été dénoncée : en cinq minutes à peine, un attroupement de villageois débarquait, vociférant, le prenant à partie, le touchant à la poitrine de tapes de moins en moins douces. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il devait quitter bredouille, accompagné des lazzis et menaces d’y laisser sa peau, s’il lui prenait l’envie de revenir.
Après cet échec, le couple se résigna : la vie était inique, mais sans recours. Que faire d’autre que remiser leur peine et tenter de poursuivre leur existence ? Et puis, il leur restait l’aîné, un joli garçonnet de 5 ans.
Mais voilà, 12 ans plus tard en 1997, stupéfiant rebondissement. Un bel après-midi, ce Wang de triste mémoire arriva avec un jeune maigre de 14 ans, et ce beau discours : « c’est vot’ fils, vous vous souv’nez, j’crois. J’vous l’ai gardé jusqu’à présent, c’était gratuit. Mais maintenant, j’ai plus les moyens. Alors j’vous l’ramène, le r’voilà ! ». Sur quoi il fit pétarader son tricycle et les planta là, les laissant avec Lifa, l’ado malingre. Bouleversés, les deux nouveaux parents le prirent dans leurs bras, lui donnèrent une chambre, une école, une garde-robe.
Durant quatre ans, ils payèrent des mille et des cents pour l’éduquer. Quand Lifa partit pour l’armée, ils l’équipèrent. A son retour, ils lui payèrent une auto-école, une fourgonnette d’occasion, son gagne-pain. Avec ce jeune pourtant, en dépit de tous leurs efforts, le courant passait mal – plutôt muet, il fuyait leur regard.
Les choses dérapèrent en 2006. On ne sait qui vendit la mèche à Lifa, mais il apprit de source sûre que Zou et Zhang, qui depuis 9 ans l’éduquaient et le protégeaient, n’étaient en fait pas ses parents biologiques. Presque immédiatement, après une scène orageuse avec eux, il se sauva dans son camion, prenant ses cliques et ses claques. L’idée là-derrière était aussi simple que sèche : en plaquant ces gens, il allait éviter de devoir s’occuper d’eux plus tard, comme c’était le devoir de tout enfant envers ses parents. Mais justement, parents, ils ne l’étaient pas : il ne leur devait donc rien.
Après cet incroyable coup du sort, c’était pour notre couple la fin d’une illusion. Ainsi du moins le croyaient-ils…
Mais c’était compter sans la force du destin, capable de tous les rebondissements, même les plus improbables – comme on le verra au prochain numéro…!
Sommaire N° 12 (XX)