Petit Peuple : Qiemo – Xinjiang : la double vie de Fei-Re (2ème partie)

Résumé 1ère partie : En 2003, Kurban et Fatima AINI, Ouighours du Xinjiang, trouvent sur le pas de leur porte, un nourrisson de 8 jours. Ils l’adoptent comme le don d’Allah à leur couple resté sans enfant. Cinq années après, Fatima décède, et en 2011, Kurban se remarie avec Mamat – tout semble aller paisiblement, jusqu’au moment où…

Un jour d’août 2012, une visite inopinée vint compromettre ce bonheur de famille recomposée : un inconnu sonna à leur porte, ressemblant à un personnage du cauchemar que Kurban faisait souvent. Liu Qingming, boutiquier Han, affirmait être le père biologique de cette fillette qui s’appelait maintenant Fei-Re. A sa naissance, expliqua-t-il, incapables de nourrir une bouche de plus, sa femme et lui s’étaient résolus à abandonner la chair de leur chair. De plus, le bouquet de fleurs et le message laissés dans le couffin étaient la preuve que dès qu’ils le pourraient, ils reviendraient ! A présent, Liu venait récupérer son enfant. Pour les frais encourus, il offrait 30.000¥ qu’il sortit par liasses d’une enveloppe matelassée. 

Derrière Kurban, Mamat, sa femme indignée, le poussait du coude : qu’il flanque l’homme à la porte ! Fei-Re, se doutant qu’on parlait d’elle, par instinct, s’était réfugiée dans sa chambre. Kurban aussi, ne savait pas ce qui le retenait de flanquer son poing dans la figure de cet inconnu, pour lui faire ravaler sa prétention grotesque : « mais quel genre de parents êtes-vous qui abandonnez votre gosse pour revenir nous l’enlever 9 ans plus tard, quand toute notre existence tourne autour d’elle, c’est vraiment trop facile ! » Nonobstant ce discours enflammé, l’homme fit feu de tout bois durant les deux longues heures que tarda l’entretien. Aucun doute, il était déterminé. C’était un père qui parlait, et dans sa demande de récupérer sa fille, on sentait l’appel du cœur, autant que la rage du clan. Bientôt, la rage guerrière quitta Kurban, remplacée par les prémisses d’une grande tristesse. Finalement, Liu repartit avec son enveloppe, mais assura la famille de Kurban qu’il reviendrait, après leur avoir laissé le temps de réfléchir.

Liu reparti, Kurban sut au fond de lui que rien ne serait plus pareil, et que la solution inéluctable allait s’imposer. Il s’était alors rappelé ces moments de vague à l’âme de Fei-Re, confrontée au regard des autres, désorientés par sa double culture. Ses camarades ouighours la traitaient d’étrangère, tandis que ceux Han se moquaient d’elle. Le pauvre homme n’avait jamais dévoilé à Fei-Re ses origines. Mais il ne le savait que trop, il devrait un jour lui dire la vérité. 

Au moins dans ce calvaire, sa foi lui venait en aide. La meilleure manière d’être bon musulman, était d’éduquer dans sa culture d’origine cette fille tombée du Ciel. Kurban le faisait en l’aidant à faire ses devoirs en mandarin et en s’abstenant de l’amener à la mosquée. De la sorte au fil des années, il se préparait inconsciemment à la rendre aux auteurs de ses jours, quand il le faudrait.
Ainsi huit jours plus tard, quand le père biologique revint frapper à sa porte, il était prêt. Avec Mamat, il avait préparé une belle petite valise pour Fei-Re, aux chemises et robes bien pliées, neuves. La seule concession que Kurban exigea fut que Liu, le nouveau père, s’abstienne d’asséner immédiatement à la gamine le détail de son état-civil. Ensemble, ils lui contèrent que ses parents devant voyager, elle était placée « quelques temps » chez « de bons amis » – mais qu’elle reviendrait, promis. 

Et de fait, chaque week-end, Fei-Re retourna à Qiemo dans « sa » famille qui la reçut avec force ragoûts de mouton, légumes au four ou riz shǒu zhuā fàn (手抓饭), « qui se mange avec les doigts ». Chaque fois, ils entonnèrent les chants qui avaient baigné son enfance, avant de la remettre au bus le dimanche soir. Du lundi au vendredi, de retour chez papa-Han, elle dînait de « jiăozi » ou de « húndun », et parlait mandarin de l’aube à la nuit, sous son nom tout neuf de Liu Jinmiao. Sauf le soir, à l’heure où Kurban l’appelait pour s’assurer qu’elle mangeait, dormait et étudiait bien, là, elle repassait au ouighour. 

Après deux mois, la petite de onze ans était prête : prenant son courage à deux mains, Kurban lui avoua que Liu était son « vrai » père. Il fut presque déçu qu’elle prenne si bien la nouvelle – et pour cause, elle l’avait devinée depuis belle lurette : « J’ai de la chance, fit-elle, avec deux papas rien que pour moi » !

Liu, le chanceux nouveau père, comble sans cesse l’ancien papa de cadeaux : pas une visite sans caisses de légumes, condiments et friandises. A son « grand frère » ouighour ayant su renoncer à sa paternité, au nom d’un principe moral, le petit épicier Han voue une gratitude sans borne. 

L’histoire, il faut bien le dire, a été exploitée par la presse officielle comme merveilleux exemple de « société harmonieuse ». Ce que nous en retenons pour notre part, est ce cas très rare d’un père et de deux mères (Fatima, et la belle-mère, Mamat), liés à leur fille par un « amour profond comme la mer » (情深似海, qíng shēn sì hăi »), ayant su faire passer l’amour de leur enfant au-dessus des égoïsmes claniques et des conflits interethniques !

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