En Chine, une imminente grande bataille du lait se prépare, pour la création de la plus grande base productive et du plus grand marché de la planète, dans un pays qui, jusqu’en 1990, n’avait jamais bu de lait. Ce processus se déroule sous l’insolite conjonction de deux tendances adverses : d’une part, 30 ans d’ouverture au monde ont conquis la Chine au lait. Mais suite au scandale de la mélamine en 2008, les consommateurs chinois se méfient des marques locales.
Depuis lors, 750.000 petits fermiers ont abandonné le lait, vendant leur (souvent unique) vache. Les petites fermes de moins de 100 vaches assurent 60% de la production. Mais des fermes géantes privées prennent le relais, encouragées par l’Etat et les banques. Elles ont 10.000 à 20.000 têtes (la plus grande, en France, n’en a que 1000), souvent Holstein, importées pour plus de rendement. Record de Chine actuel, à battre: 140.000 têtes, avec 8 rotondes robotisées de 80 postes de traite. D’autres robots changent la litière, évacuent le lisier, détectent les vaches en chaleur prêtes à la reproduction.
Mengniu et Yili, les leaders nationaux dépassent chacun les 10.000 tonnes de lait frais collecté par jour. Fonterra (Nelle Zélande, surnommée « l’Arabie Saoudite du lait ») et Abbott (Etats-Unis) annoncent le 28/10 5 fermes de 16.000 vaches, qui donneront 160.000 tonnes de lait/an en 2018, pour un investissement de 300 millions de $.
En même temps, le marché s’emballe. La Chine produisait 37,4 millions de tonnes d’équivalent lait-frais (3ème mondial) en 2012. Elle importait en 2013 les deux tiers des disponibilités mondiales en
lait en poudre, qui couvraient 54% de ses besoins au coût de 16,34 milliards de $ (source Xinhua). Au 1er semestre, elle a importé de Nouvelle Zélande 750.000 tonnes de lait en poudre, autant qu’en tout 2013.
Le Chinois ne consomme que 30kg par an de lait, contre 70-80 kg au voisin coréen ou nippon. Il est pourtant désormais convaincu –ses autorités en tête- de la valeur nutritive du lait, pour les enfants et le 3ème âge: il est donc prêt à doubler sa consommation, comme le révèle sa demande intense que le marché a du mal à satisfaire : ses prix intérieurs dépassent la moyenne mondiale.
C’est donc à une ruée que se préparent les laitiers internationaux comme locaux, anxieux de prendre leur juste part de cet Eldorado. En février, Danone déboursait 665 millions de $ et s’associait à Arla (Danemark) et Cofco (Chine) pour contrôler 31,5% de Mengniu. Le 31/10, le groupe français rachetait 25% des parts de Yashili, filiale spécialisée dans le lait en poudre de Mengniu, pour 566 millions de $.
En juillet, pour 514 millions de $, Fonterra reprenait 20% du chinois Beingmate, et Alibaba (n°1 chinois du commerce en ligne) investissait en Mongolie Intérieure 328 millions de $ pour 60% d’une filiale de Yili.
Nestlé prépare lui aussi sa base laitière autonome, puissante et fiable. D’ici 2018, en JV avec Shanghai Milk , il prépare 408 millions de $ d’investissements pour une série de fermes géantes autour de Shuangcheng (Heilongjiang). En soutien, il y ouvre ce qui sera son atout-maître (déjà appliqué 15 ans plus tôt dans la production caféière au Yunnan) : son centre de formation dernier cri à 31 millions de $, pour fournir les fermes de la région (les siennes, et les autres indépendantes) en cadres compétents.
Dernier acteur qui piaffe en attendant son heure : le secteur laitier de l’Union Européenne, bridé depuis 30 ans par des quotas qui gelait sa production à 154,6 millions de tonnes, 20% de la traite mondiale. En mars 2015, les quotas disparaîtront, suite à la réforme de l’Europe verte. Les groupes et coopératives de pays tels Irlande, Danemark, Pays-Bas, Allemagne ou France renforcent leurs capacités – la quasi-totalité des productions supplémentaires, ira en Chine.
Mais d’Australie arrive ce cri d’alarme : « du fait des départs massifs de nos vaches vers la Chine, s’écrie Darryl Cardona d’United Dairy Power, la Chine sera autosuffisante sous 5 ans et d’ici 10 à 15 ans, elle sera un de nos concurrents majeurs». Euromonitor prédit qu’en 2019, le marché chinois aura dépassé l’américain au 1er rang mondial, à 70 milliards de $. Dès lors, cet-te laiterie chinoise partie de rien, serait alors capable en moins de 20 ans, d’exporter à son tour avec des prix et des volumes imbattables…
La crainte est probablement vaine : à long terme, la Chine restera sous la pression de ses bouches à nourrir. Mais cela n’empêche les acteurs tant chinois qu’étrangers, de chercher la parade contre telle échéance : on a vu les étrangers investir massivement en Chine—mais les chinois leur rendent la pareille. En octobre par exemple, une majorité du néo-zélandais Cowala est racheté par Evergrande, le consortium cantonais de l’immobilier. Or, cette interconnection des deux bords est pour les producteurs la meilleure chance d’amortir le choc d’une refermeture éventuelle d’un marché devenu autosuffisant. Et c’est ainsi que Pékin, après avoir longtemps misé sur le rêve d’une filière « nationale », se retrouve avec une industrie sino-étrangère de classe mondiale, bientôt n°1. Le prix à payer pour ce succès, étant l’abandon de 20 ans de politique protectionniste, remplacé par une gouvernance technique de qualité.
Retrouvez cet article en anglais sur le blog d’Eric Meyer sur Forbes
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