Chaque jour aux aurores, dans son district de Qiemo (Xinjiang), avant de rejoindre son poste de vendeuse, Fatima faisait son ménage, inflexible sur la propreté de sa maison. Aussi ce 5 mars 2003, à 6 heures sous un vent glacé, elle sortit balayer le pas de porte de la modeste bicoque. Mais ce matin-là, elle suspendit son geste : dans le gris de l’aube sur le trottoir, un objet indistinct se dessinait.
Elle s’approcha : la matière, l’osier tressé, faisait penser à un panier. Un tissu camouflait le contenu, qu’elle retira prudemment. Elle découvrit alors un bouquet éclatant de lys et de roses, et une lettre. Tout d’un coup, un souffle, un frémissement, un pleur, s’échappèrent du panier. Prise d’une angoisse prémonitoire, Fatima écarta les fleurs : apparut à cet instant, rougi de froid, le minuscule faciès d’un nourrisson aux joues fripées d’une naissance toute proche – il ne pouvait avoir plus de huit jours.
Agrippant l’anse, elle rentra précipitamment mettre à l’abri le précieux colis, tout en hélant Kurban, son mari. Avec indignation, elle s’interrogea : quel genre de parents pouvaient ainsi abandonner leur nouveau-né ? Kurban arriva, les yeux encore bouffis de sommeil. Voyant l’enfant, le panier, il comprit vite. Il prit le message, et le lut à Fatima qui ne savait pas bien déchiffrer ces idéogrammes maladroitement calligraphiés : « les fleurs sont pour vous. Merci de vous occuper de notre fille ! Le ciel vous le rendra ».
Ils réfléchirent alors. Parler à la police était toujours problématique – en tant que Ouighour, moins on la voyait mieux on se portait. Et puis qu’est-ce qui allait lui arriver à cette petite, une fois déclarée ? On allait la leur retirer – ça ne ferait pas un pli. Elle échouerait dans un orphelinat, encasernée dans une enfance sans amour.
Surtout, sans en être encore bien conscients, dès la 1ère seconde, Kurban et Fatima avaient pris instinctivement leur résolution : cette gamine, ils l’avaient, ils la gardaient. Dans leur vie conjugale, ils n’avaient qu’une meurtrissure, secrète mais très profonde : en 7 ans de vie matrimoniale, ils n’avaient pu concevoir. Or, n’était-ce pas Allah qui leur faisait à présent ce précieux cadeau pour illuminer leur existence ? Bref, le sort en était jeté, la petite Han était leur fille : elle s’appellerait Fei Re.
Les années suivantes, comme ils l’avaient pressenti, la fillette devint la lumière de leurs jours. Propriétaires de leur masure, et tous deux au travail (Kurban, comme ouvrier temporaire en cimenterie), ils recevaient ensemble 4000¥ par mois. C’était amplement suffisant pour vivre au Xinjiang et permettait même le superflu : chaque semaine tour à tour, ils gâtaient la petite, lui offrant une nouvelle robe ou une poupée.
En février 2007, le malheur toujours en maraude, trouva l’entrée de leur chaumière et frappa : à 30 ans, Fatima décéda. Sur son lit de mort, comme dernière volonté, elle fit promettre à Kurban de ne jamais abandonner Fei Re, la prunelle de leurs yeux.
Pour le père et sa fille, la vie changea sous tous rapports. A 37 ans, le jeune veuf venait de troquer son métier pour celui de garde-forestier à 150km, dans une plantation de peupliers. Vu la durée du trajet, trois heures au bas mot, il ne pouvait laisser la petite à l’école qu’elle fréquentait depuis un an. Il dut l’emmener le lundi sur sa moto, la garder sur place avec lui dans une chambre louée une bouchée de pain, et retourner le vendredi soir à la maison.
Après quelques semaines, il lui trouva une école sur place. Le soir, il l’aidait comme il pouvait à faire ses devoirs –en chinois–, langue que l’enfant, studieuse de nature, maîtrisa bientôt aussi bien que son ouighour natal. Seul souci, qu’elle confia de plus en plus souvent à Kurban. Sur un ton souvent railleur, les camarades l’interpellaient : pourquoi ne lui ressemblait-elle pas ? A cette question naïve et pressante, il restait coi, n’osant lui dire la vérité…
En mai 2011, Kurban se remaria. Compatissant envers ses affres de père célibataire dans la force de l’âge, un voisin lui présenta une belle Ouïgoure, aux yeux de feu et aux cheveux de jais, nommée Turkan Mamat. Elle n’avait rien contre le fait que Kurban ait une fille – bien au contraire. D’ailleurs, avant de passer au bureau des mariages et chez l’imam, il avait mis les choses au clair : leur union ne tiendrait, que si Fei Re était acceptée et aimée.
Une fois mariés, la vie reprit en douceur, les trois apprenant à se connaître et se soutenir. A huit ans, la petite avait de nouveau une mère. Kurban était fier, envers sa chère disparue, d’avoir été « yán ěr yŏu xìn » (言而有信) – fidèle à la parole donnée !
Mais la vie se poursuivra-t-elle comme un long fleuve tranquille ? Pour le savoir, lisez la 2ème partie au prochain numéro.
Sommaire N° 35