Petit Peuple : Haodian (Hubei) : la mort volée de Mme Chen

A Haodian (Hubei), les femmes n’ont pas la vie facile. 

Mme Chen, 35 ans, est un bon cas de cette existence rude auprès d’un mari fruste, esclave de  trois métiers – tenir la maison, éduquer les enfants, faire sa part des travaux des champs. Elle aimerait parfois payer à sa fille une robe, un bracelet à 5¥. Mais ce genre de velléité ne passe jamais bien près d’un époux avare, obnubilé par les traites mensuelles du motoculteur …

Ce matin de juillet, l’achat au marché d’une paire de souliers brodés avait déclenché la fureur de l’irascible : il l’avait battue comme plâtre, l’accablant de jurons humiliants avant de claquer la porte et d’aller se calmer à la guinguette avec quelques verres, laissant Chen seule, l’œil violacé. 

Se relevant pour sécher ses pleurs, elle fut prise d’une impulsion impérieuse. elle sortit à son tour, pour le comptoir des fournitures agricoles. Sur place, elle débita sa petite histoire: « Hou m’envoie quérir du ‘riz pousse-haut’ », pesticide radical pour envoyer ad patres tout ce qui bouge, du puceron aux sauterelles. N’y voyant que du feu, le marchand lui emballa sa flasque, en lui rappelant: « mais attention, c’est du poison, c’truc-là ! ». 

A peine de retour chez elle, sans même prendre un verre, Chen avala au goulot deux lampées de l’infect breuvage, avant de s’effondrer inanimée sur le lit. Un adage paysan avait dicté son geste : « pour échapper aux ennuis, la femme a trois moyens : pleurer, crier, ou se pendre » (一哭, 二闹, 三上吊 – yī kū, èr nào, sān shàngdiào). 

Elle n’était qu’une de plus sur la liste infinie des malheureuses de ce pays. 

Au palmarès du suicide, avec 26% des cas (175.000 par an), la Chine est en tête. Le mode opératoire diffère toutefois : ailleurs, on s’ouvre les veines ou saute du pont, mais en Chine 62% des cas s’empoisonnent (conclut l’OMS, l’Organisation mondiale de la Santé, dans les années 1996-2000) : c’est par conviction bouddhiste, pour conserver le corps intact pour la prochaine vie.
Sociologiquement aussi, face au geste fatal, la Chine se distingue encore : les victimes s’y recrutent d’abord parmi les jeunes femmes (première cause de mortalité chez les moins de 35 ans), contrairement au monde où les suicidés sont des hommes vieux . 

Quelques heures après, revenant de sa beuverie, Hou voyait sa femme sur le lit, ne soupçonnait rien, et s’allongeait à son tour. Dans l’après midi, Chen reprenait conscience, le ventre parcouru de spasmes violents. Réveillant Hou, elle le pria de l’amener, à moto, aux urgences, où on lui pratiqua un lavage d’estomac, une perfusion de sang. Elle se réveilla le lendemain, soulagée d’être de ce monde, mais en proie à une rage froide, de s’être fait ainsi « voler » sa mort !

Une fois libérée, le dimanche suivant, elle courut au Bureau du Commerce et de l’Industrie de Guangshui, le chef-lieu. Stupéfaits, les cadres enregistrèrent sa plainte : « contre un produit défectueux qui lui avait causé la vie sauve, contre son gré ». Face à sa revendication, ils restèrent sans voix : elle réclamait compensation, pour son préjudice d’être restée en vie…

Afin de gagner du temps, et de se donner une contenance, face à ce cas administratif unique, les ronds de cuir se rendirent en troupe fournie au comptoir agricole. Inspectant l’objet du délit, ils constatèrent que le pesticide, sans être contrefait, était périmé. Cela suffisait à expliquer sa défaillance.
Séance tenante, sous les yeux de la rescapée, ils firent justice en confisquant solennellement le reste du lot, 36 bouteilles. 

Le geste état censé : chaque année en Chine, des milliers d’hectares de récoltes se perdent pour cause de pesticides pas aux normes. Mais face aux clients, le commerçant ne décolère pas : au lieu de le punir, les agents auraient dû lui conférer une médaille, pour avoir sauvé la vie d’une concitoyenne.

Hou, le mari, n’a ni état d’âme romantique, ni retour de flamme de l’amour d’autrefois, après avoir failli, par sa brutalité, perdre la compagne de sa vie. Mais intérieurement, il jubile d’avoir évité des frais d’enterrement, et conservé la travailleuse gratuite irremplaçable, à quelques semaines des labours d’automne. 

Et Mme Chen ? Les jours suivant son geste, elle eut la surprise de voir les voisines compatissantes venir se relayer pour l’aider dans ses tâches, lui porter un panier d’œufs, une soupe de millet « pour nettoyer le ventre ». Ces gestes discrets de solidarité changèrent sa vie, et sa perception d’elle-même et de son entourage, elle qui se croyait inutile et sans valeur.

Et quand ces amies lui demandent si elle recommencera, « ne comptez pas sur moi, répond-elle amèrement, les frais d’hôpital sont beaucoup trop chers, on a pas les moyens ! ».
Pensez-donc, à l’hôpital, son sauvetage s’est soldé par 3.900 yuans de frais, dont (s’agissant d’un suicide) l’assurance-maladie ne veut rien entendre parler. Ces frais resteront un sujet de litige avec son homme, jusqu’à son dernier souffle !

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