Parti de Weihai (Shandong), Sun Zhenlong, pêcheur, avait basculé en mer, une nuit d’octobre 2010. Un chalutier l’avait sauvé mais réduit en esclavage.
Désormais chaque jour, de l’aube à la nuit, pour éviter les coups, Sun dut obéir aux 1000 ordres qui lui étaient donnés. Le jour, sous l’écrasant soleil, on lui faisait lancer et rembobiner les lignes.
La nuit, il était toujours de l’équipe qui plongeait le chalut puis le remontait à l’aube, lourd de la pêche frissonnante et visqueuse. Il devait aussi remailler les filets, faire la plonge, assister le mécano… Pour se nourrir, on lui donnait les fonds de gamelles, quand il en restait.
Partager la vie, le dortoir de ses ravisseurs aurait dû créer des liens – après tout, il leur devait la vie et puis, ils étaient Chinois comme lui. Mais non, l’amitié ne fut jamais au rendez-vous. Ces hommes au dialecte rauque se moquaient de son accent du Shandong, et méprisaient ce pauvre type qui s’était fait prendre comme un rat.
Le capitaine, homme cupide, les avait chapitrés : un pour tous, tous pour un, ils se partageaient le fruit du travail de Sun. Aussi, chacun avait la responsabilité de le surveiller. Aussi Sun était devenu leur chien, voire même un peu moins : un chien, au moins, on lui parle ! Au bout de quelques semaines, il n’eut plus idée du jour ni de l’heure…
Quand la cuve à glace et à poissons était pleine, toutes les 3 semaines, Sun était mis aux fers, à fond de cale. Le navire regagnait le quai, déchargeait, refaisait le plein en fuel, eau douce et glace, avant de repartir après deux jours de perm’ – pour tous sauf lui.
Le pire arrivait, fin de chaque hiver : son stage dans le noir durait 10 jours sans personne à bord. Seuls les craquements secs des pétards lui apprenaient que c’était la fête du printemps (Nouvel An). Il imaginait les gars dormant avec leurs femmes, choyant leurs enfants. Abandonné, Sun se sentait devenir fou et désirait la mort.
Sa solitude ne se brisait que quelques secondes le soir, temps pour un geôlier d’entrouvrir la trappe, lui balancer un bol de riz, une bouteille d’eau—sans rien dire. Sun s’en voulait amèrement de s’être jeté « dans la gueule du loup » en se faisant sauver par ce navire-là.
Après chaque printemps, des visages disparaissaient, remplacés par d’autres – lui seul restait. Pour échapper à ce cauchemar, il se forçait à des exercices de mémoire, comme se réciter sans cesse le téléphone de sa femme, la date de naissance de son fils, sa généalogie.
Après trois ans sous surveillance de chaque seconde, il perdit espoir de recouvrer un jour la liberté. Il ne demanda plus à être libéré, et cessa de tendre le regard vers l’horizon, la côte. De ce fait, les marins relâchèrent leur surveillance : à leurs yeux, il faisait partie des meubles, un être insignifiant et sans volonté propre. La nuit, on avait cessé de l’entraver.
Et voilà que contre toute attente, la nuit du 7 juin 2014, quelque chose se produisit, déclic de retour à la révolte. Sur sa paillasse, il fit un rêve : il na-geait vers la côte. Sur la plage éclairée de chandelles, sa femme courait vers lui pieds nus dans le sable, ils s’étreignaient. Il s’éveilla en sursaut.
Autour de lui dans ce dortoir ouvert au ciel par la proue, tous dormaient. Mais au loin derrière l’obscur, la côte apparaissait, ligne de lumières scintillantes, d’une proximité illusoire comme un mirage.
Avec la souplesse d’un chat, Sun se leva sans même se rendre compte qu’il était en train de partir comme il était venu. Tel un somnambule. Il contourna un à un les dormeurs. Arrivé à la coursive, en proue, il détacha un flotteur, se l’attacha avec sa corde autour de la taille. Il enjamba le bastingage, retenant son souffle : dans l’angle mort de la timonerie – l’homme de quart ne pouvait pas le voir.
Se retenant à la rambarde, il se suspendit par les mains au bordé de la coque, puis lâcha – le bruit du plongeon fut étouffé par le grondement du moteur à petite vitesse. Il fit encore rapidement quelques brassées pour s’écarter et éviter de se retrouver pris dans le chalut. Il était libre !
Aidé par le flotteur, il mit de longues heures –six, peut-être- à atteindre la rive, ajustant sa direction et nageant en crabe pour combattre la dérive du courant, en direction de la tâche gros-sissante de lumières violentes – une ville, Lianyungang, en son Shandong natal, comme il l’apprendrait après.
A mi-parcours, il enleva son gilet qui gênait ses mouvements. Enfin, alors que le soleil se levait et que ses ultimes forces l’abandonnaient, il eut pied. Mauvaise surprise : il se trouvait au bas d’une digue infranchissable. Il était faible, mais aussi très fier. Ses 1335 jours de captivité prenaient fin, et il avait gagné la bataille, en trouvant seul la porte de sortie à sa prison.
Avant de sombrer dans l’inconscience, d’où les sauveteurs le tireraient le lendemain, il entendit sonner dans sa tête le célèbre adage Chinois de ne jamais désespérer : « la mer amère est sans limites, mais le rivage est juste là derrière, si tu tour-nes la tête » (苦海无边,回头是岸 – kǔ hǎi wú biān, huí tóu shì’àn)*.
*Nous prenons le proverbe au sens littéral, et utilisons le droit de l’écrivain, de faire vivre les mots. Le sens classique bouddhiste, dit que : « c’est en se détournant des passions (en tournant la tête) que l’on se libère des souffrances » (la mer amère).
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