La semaine dernière, (dans Le Vent de la Chine N°19) Xiang Junfeng, alors jeune demoiselle, avait été kidnappée et mariée de force au Shandong, avant de s’évader 15 ans plus tard, avec la complicité de son amie Xiaohua.
A vrai dire, en l’aidant, Zhu Xiaohua n’avait pas eu pour seuls mobiles la compassion et la solidarité féminine. Chez elle, à la ferme, Zhenliang, son balourd de frère, était toujours célibataire à 35 ans. Or, Xiaohua était une femme avec l’esprit de famille, sachant reconnaître les occasions quand elles se présentaient : n’y aurait-il pas moyen de retenir dans ses filets cette Junfeng à la dérive ?
Par chance, à la longue, le calcul devait s’avérer juste. Pour ces deux êtres frappés par le destin, la rencontre fut la chance d’un nouveau départ. Piloté par sa sœur, Zhenliang protégea la fugitive, l’aida patiemment à se reconstruire, à faire sa mue de la peau d’animal blessé.
Au fil de ses années de convalescence, Junfeng sentit grandir sa gratitude envers le frère et la sœur. Zhenliang lui avait procuré un emploi stable : couturière à l’atelier de poupées du village. Elle avait des collègues, un métier, un salaire, du temps libre et enfin, gagnait de l’estime de soi. Elle adorait les attentions timides, la délicatesse de ce vieux garçon qui ne demandait rien en retour : au fil des mois et des années, tout cela fut « l’étincelle qui mit le feu à la plaine » (星火燎原, xing hua liao yuan). « Je n’avais connu qu’un homme violent et abuseur, devait-elle confesser plus tard, et une fois ma liberté retrouvée, j’évitais toute rencontre avec le sexe opposé. Mais en me traitant différemment et avec douceur, Zhengliang m’a aidé à sortir de ma coquille ».
Ajoutons aussi qu’après et en dépit d’une première vie de couple calamiteuse, Junfeng ressentait la pression culturelle de se
remarier. En Chine rurale passé un certain âge, une femme seule est une femme qui a raté sa vie. A l’égal d’une divorcée ou d’une veuve, sa respectabilité est proche du néant.Le mariage eut lieu au printemps 2004. Junfeng avait exigé de convoler en blanc, avec une longue traîne, malgré le coût de cet habit rare – six mois de son salaire.
Alors débuta sa légende, dépassant les frontières du canton et même de la province. A l’atelier, au marché, elle se remit à porter la tenue blanche aux 1000 plis. Sous le soleil et sous la pluie, de l’aube à la nuit, sans craindre de devoir la laver et la repasser chaque semaine.
Et puis l’automne venu, pendant son temps libre à l’atelier, elle se confectionna encore une tenue nuptiale, couleur rubis cette fois, à la mode chinoise. Puis en hiver, une autre encore, émeraude, puis au printemps, une d’un beau brun tabac. Elle les arbora désormais comme sacre des saisons, et comme son propre calendrier révolutionnaire : la verte en germinal, la rouge au fructidor, la brune en vendémiaire et la blanche en nivôse.
A dire vrai, son excentricité fit jaser au landernau – on la traita de folle ! Mais Junfeng n’en eut cure : « mon mariage fut le plus beau jour de ma vie, dit-elle, c’est pourquoi je le célèbre chaque jour, en portant ces accoutrements ».
A ce qui nous semble, cette bizarrerie pourrait bien avoir une autre raison, complémentaire. En campant tous les jours dans son attirail de mariée, Junfeng étale le symptôme accusateur des 15 ans de violences dont elle fut l’objet. Elle rattrape ainsi le temps perdu du jeu et des rires, l’apanage des jeunes filles en fleur, dont elle fut privée : à 47 ans, par procuration, elle revit les années qui lui furent volée.
Pour conclure, il faut bien avouer deux légères brumes qui planent sur le ciel d’azur de la nouvelle vie de Junfeng. En effet, les « mariés » ne peuvent pas encore enregistrer légalement leur union car lors de sa fuite, l’ex-mari furieux a brûlé ses papiers, tandis qu’au Sichuan, sa commune de naissance avait fini par la rayer des listes. Ce problème est en passe de se régler : la police du village, attendrie comme rarement, annonce qu’elle réfléchit à une solution.
L’autre souci est plus sérieux : après 10 ans ensemble, ils n’ont toujours pas d’enfant. Mais tous deux savent bien que si le vieux mari avait laissé s’enfuir Junfeng, c’est parce qu’elle n’avait lui donner de descendance…Aussi, avec sagesse, ils se contentent de ce que le ciel leur a donné : à leurs yeux, ce cadeau est presque le paradis !
Sommaire N° 20