Le 27/02, un gala unique en son genre en raison du prix (1100$ par convive) et du thème « Pomerol et St Emilion », se tint dans un grand hôtel de Pékin. Ce banquet avait pour vedette le critique américain Robert Parker, l’homme qui fait et défait les réputations des grands crus à travers le monde.
La mondanité s’insérait dans une série : un Grand World Tour œnologique, en 40 étapes à travers trois continents. Le 02/03, le gala se poursuivait à Shanghai « Grands Médoc 2000 et 2009 », puis ses semaines suivantes à Hong Kong, Kuala Lumpur et Singapour – tous à guichets fermés.
A ce prix, l’assistance composée de millionnaires et de professionnels chinois et étrangers put déguster «tartare d’agneau», «médaillon de gibier au chocolat et figues» et autre «joue et langue de bœuf Wagyu braisées 36 heures», le tout arrosé des meilleures cuvées des plus prestigieux Bordeaux, les châteaux Hosanna 2005 et Trotanoy 1998, Lafleur Petrus 1998, Cheval Blanc 2000 et Ausone 2005, avant de conclure sur le feu d’artifice d’un admirable Château Yquem 1996.
Mais qui au juste est Robert Parker? Il est le fondateur de Wine Advocate, lettre bimestrielle qui compte à présent 50.000 abonnés. Son génie, en 1978, fut de deviner le potentiel sans limite du marché des grands crus sur le marché américain, et de comprendre le besoin d’une information neutre au service des amateurs – la presse œnologique étant souvent à la sol-de des groupes producteurs et négociants en vins.
Parker a vendu sa lettre en décembre 2012, pour 14 millions d’€, tout en conservant des parts minoritaires, ainsi que sa propre rubrique de prédilection, l’analyse des crus du Bordelais. L’acheteur est un consortium de « jeunes entrepreneurs de Singapour » mené par Soo Hoo, millionnaire sino-malais d’une quarantaine d’années. Mais l’identité des autres investisseurs reste secrète. Une raison, confie A. Wauthier (Château Ausone), est le souci de préserver l’indépendance de la lettre. C’est pourquoi le négociant B. Pujol (Bordeaux Vins Sélection), qui avait créé sa «caisse Parker» de crus choisis par le maître, en accord avec ce dernier, dut faire retirer sa signature sur le bois de la caisse : pour éviter toute association d’idées.
En tout cas, les repreneurs voient grand. La lettre a étoffé sa rédaction, passant de 5 à 8 rédacteurs couvrant les 5 continents, et sa base de données contient 250.000 articles. Trois nouvelles éditions se préparent pour 2015, française, italienne et chinoise. Cette dernière sera stratégique, dans un pays qui vient de passer 1er consommateur mondial, devant la France et qui, comme les Etats-Unis il y a 35 ans, a besoin d’un arbitre indépendant. Grâce à sa base de données, on peut accéder aux critiques de chaque domaine, cru et cuvée, et retrouver sur son smartphone au magasin, tous les grands vins, avec rapport qualité-prix évalué sur 100 points (autre système inventé par Parker).
Or, si la lettre revendique ombrageusement son indépendance, les activités annexes elles, n’hésitent pas à s’associer à des intérêts puissants. Ainsi durant la tournée mondiale, l’importateur ASC Fine Wines (Shanghai) offre aux convives ses crus haut de gamme avec 40% de remise (ex., Château Lafite Rothschild 2009 étiqueté à 2726 $ la bouteille, cédé à 1700 $), et c’est American Express qui vend, par carte de crédit. D’autres alliés comme Delta Airlines, Badoit, les verres Riedel ou les montres Audemars Piguet se font ainsi connaître sur ces marchés asiatiques ; et la lettre est offerte aux convives des galas pour un an, pariant qu’un an après, une bonne part de ces nouveaux lecteurs reprendront l’abonnement, cette fois en payant.
On entrevoit ainsi un business-modèle inédit, groupement de firmes non concurrentes qui « chassent en meute » sur un terrain d’ordinaire difficile, mais dès lors conquis d’avance. Les convives ont payé très cher, sans doute autant pour goûter les crus que pour écouter le maître, lui serrer la main et se faire photographier à ses côtés (cf photo).
C’est la raison secrète de Parker pour se prêter aux fatigues de cette course à travers le monde, telle que résumée par O. Clouet, de Château Cheval Blanc : « c’est pour rester dans la course, et goûter à la gloire tout en faisant ce qu’il aime et a fait toute sa vie : conter le vin ! ».
Sommaire N° 11