A Wuhan (Hubei), le 01/01 à 6h30, quand les étoiles s’estompent dans le ciel, Yu Youzhen travaille déjà depuis 3h. Se déplaçant de place en place sur son vélo électrique, elle grelotte : agente de surface en vareuse rouge fluo rehaussée de deux barres jaunes pour être visible dans la nuit noire, elle balaie les 3 km de la rue Xudong, et nettoie les huit poubelles fixes du parcours. Le tout, pour un salaire étique de 1420 ¥ par mois.
Mais voici une preuve de plus que l’habit ne fait pas le moine : cette « pauvresse » est une authentique millionnaire en euros. À Donghu, zone de nouveaux riches, elle détient un parc immobilier de 17 appartements et villas, sans oublier un compte bancaire bien étoffé – fortune issue du mariage de la chance et d’un très dur labeur.
Mariée à 20 ans, en 1980, Yu vivait dans la ceinture verte de Wuhan, faisant pousser carottes et poireaux. Chaque nuit, elle se levait à pas d’heure pour aller déterrer ses légumes, les laver et les lier en bottes. Elle les chargeait sur son tricycle, une centaine de kg et les tractait au marché à la force du mollet. Là, elle disposait son étal, vendait. Le stock écoulé, elle rentrait non pour se reposer, mais pour aider son homme, car l’ouvrage ne manquait point. Jusqu’au crépuscule, ensemble, ils sarclaient, désherbaient, arrosaient, préparaient les semis, ne s’arrêtant que pour grignoter à la sauvette. Son mari, fort comme un turc, était aussi dur à la tâche qu’elle. Après quelques années de ce régime, fin des années ‘80, ils étaient les premiers dans la vallée à faire bâtir – une belle demeure de trois étages.
C’était bien plus grand que leurs besoins – mais en paysans madrés qu’ils étaient, ils avaient leur idée là-derrière ! La dizaine de chambres libres avec lumière et lavabo, ils les louaient 50¥ par mois au bas mot : un pactole, alors que le salaire moyen de la région, à l’époque, ne dépassait pas 30¥ par mois. Inutile de le dire, cet argent, ils l’épargnaient aussi. De la sorte, ils capitalisaient beaucoup plus vite et plaçaient dans la pierre: 5 ans après, leur patrimoine s’étendait à trois maisons de cinq étages, louées presque toujours. Qu’il le soit dit au passage, elles étaient toutes enregistrées sous son nom à elle : selon la mode chinoise, c’est la femme qui tient les cordons de la bourse.
Loi des vases communicants : plus l’on a de maisons sur son sol, moins l’on a de champ. En 1993, aller au marché n’avait plus de sens, faute de légumes à vendre. A vrai dire, elle n’en avait plus besoin. Mais cela ne l’empêcha de partir pour Shenzhen, se frotter au rêve d’Eldorado de cette Hong Kong en Chine. « Pourquoi pas moi ? », disait-elle, « je veux tenter ma chance » ! Yu avait amené sa cadette, partageant avec elle une modeste chambre.
Durant deux ans, elle se fit cantinière en usine, puis s’en revint dépitée, après la faillite de la boite. Enfin, en 1998 à Wuhan, elle prit cet emploi de balayeuse, qu’elle exerce toujours.
En 2002, avec ses loyers, elle gagnait 4000 ¥ par mois, soit quatre fois son salaire. Et c’est en 2008 que tomba le jackpot ! Avide d’espaces à redévelopper, la mairie de Wuhan l’exproprie, et contre son domaine qu’elle va raser, elle lui donne 21 logements modernes, légaux, dotés de toutes les aménités : c’est la fortune, la consécration. La presse la cite en exemple, « vitrine » du régime, preuve vivante qu’on n’a pas besoin d’être au Parti, ni pistonné pour réussir.
Que la balayeuse continue à balayer, même après 2008, est son secret, mystère qu’elle a en fait bien du mal à s’expliquer elle-même. Tantôt elle dit qu’elle veut « pratiquer la règle avec son propre corps » (以身作则, yi shēn zuò zé) – donner le bon exemple à ses enfants. Tantôt elle s’avoue « habituée à la dure, mal à l’aise dans l’oisiveté ». Tantôt encore, elle cite ce voisin enrichi comme elle, dont la fortune lui est montée à la tête et a détruit sa vie dans le jeu, l’alcool et la débauche.
On se prend à soupçonner que sa règle d’acier n’est autre que l’atavisme, le désir de ne pas trahir trop vite sa lignée qui trime depuis des siècles, même par beau temps, pour se prémunir contre les retours du sort. Quant aux enfants, elle les avertit, sans frais : « ne comptez pas sur l’héritage…Si vous vivez paresseusement, je remettrai tout à l’Etat, et vous n’aurez rien » !
C’est ainsi que Yu Youzhen, millionnaire à remords, vit en pleine contradiction entre son aisance et sa morale : elle veut bien s’enrichir mais pas pour consommer, et elle adore l’argent comme récompense du travail, mais le hait comme outil d’assouvissement des plaisirs. La contradiction n’est qu’apparente : en agissant ainsi, elle reste fidèle au passé spartiate de sa lignée, sans pour autant se mettre en porte-à- faux vis-à-vis de la nouvelle règle, celle du temps présent où l’on est rien, sans argent !
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Jean
29 janvier 2013 à 05:30Epatant! Comme quoi, cher lecteur, il faut cultiver son jardin!