En 1987, au lycée de Jiangbei ( Chongqing), Melle Bin Chen, comme toute sa classe, avait deux ans de retard – faute à la Révolution culturelle, qui avait fermé tous les établissements 10 ans jusqu’en 1976.
En février, arriva un nouveau venu, que professeur et élèves se mirent à appeler Da Bin (grand Bin). Bin Chen n’y prêta d’abord pas attention, jusqu’au jour où une lettre arriva pour elle. A l’époque, on préférait se faire envoyer du courrier à l’école plutôt qu’à la maison, vus les risques élevés qu’il se perde en route. Mais alors que Bin Chen prenait sa lettre, le nouveau s’écria : « mais elle est à moi ! ».
Un silence s’ensuivit, puis ils réalisèrent en même temps qu’ils portaient les mêmes noms et prénoms. Le prof n’avait surnommé le nouveau, « Da », que dans l’espoir (qui s’avérait vain) d’éviter la confusion.
Cet incident n’est en fait pas si rare. Le titre de cette rubrique, lǎobǎixìng (老百姓, « petit peuple ») signifie mot à mot « les 100 vieux noms », pour rappeler que ces 1,3 milliard d’âmes (23% de l’humanité) n’ont pour se distinguer les uns des autres, que quelques dizaines de patronymes.
Cela suggère des clans monstrueux en taille. Vers l’an 2000, la famille Li (李), avec plus de 80 millions de membres, se revendiquait la plus grande au monde, sans objection possible.
Cette petitesse de l’éventail patronymique reflète un projet moral multimillénaire : l’exigence de voir les familles chinoises toujours plus fortes et larges, et soudées par des règles d’harmonie clanique. La plupart des Chinois se reconnaissent dans cette opinion inculquée dès l’enfance : même en tant que nation, ils ne seraient qu’une grande famille, unie en son sang comme en ses valeurs, face au reste du monde qui serait atomisé en poussière de peuples, incohérent barbares !
Dès cette découverte de leur nom partagé, les copains des deux Bin n’eurent cesse de leur jouer des tours, leur adressant des cartes postales sans préciser auquel des deux, et les agaçant par des invitations à des fêtes, rien que pour rire.
Fâché, « Da Bin » tenta d’interdire qu’on l’appelle ainsi : il n’allait pas souffrir ce sobriquet ridicule, parce qu’une fille s’était avisée de porter le même – « et qu’elle soit arrivée avant lui dans la classe, ne changeait rien à l’affaire ». Mais ce fut en vain – le surnom lui resta.
Et pas que le surnom… Le souvenir de la fille aussi lui colla à la peau. Se mit alors à jouer un autre trait de la pensée chinoise : la foi en la puissance des verdicts du ciel sur les vies humaines. En donnant à ces deux-là les mêmes noms, puis en faisant se croiser leurs trajectoires, les Dieux avaient parlé : qui sur Terre aurait l’audace d’ignorer le signal ?
Au gaokao (Bac) en juin, ils avaient tous deux moyennement réussi, elle plutôt mieux que lui : elle intégra l’école normale, et lui, l’usine, d’où après quelques mois, il ne tarda pas à lui écrire, sur un ton d’abord légèrement supérieur et macho, en une tentative puérile de masquer son attirance pour elle… « à toi qui portes mon nom ». Ils se revirent donc. De fil en aiguille, ils explorèrent ensemble les voies de la carte du tendre, et leurs étapes immémoriales sous toutes les latitudes – copains, amis, amoureux.
Les parents craignaient la consanguinité. Nos tourtereaux durent donc se plier à une enquête généalogique, qui conclut heureusement par la négative. Dès 1992, ils purent convoler en justes noces, sans que nul ne puisse trouver à y redire.
La suite est un long fleuve tranquille. Dans les deux clans, pour dissiper l’équivoque, on les a affublés d’autres surnoms peu délicats mais efficaces : « Gong Bin » (Bin mâle) « Mu Bin » (Bin femelle).
Ils ont tous deux depuis longtemps abandonné l’idée de changer de nom. Au contraire, ils trouvent dans cette fusion de leurs identités quel-que chose de rassurant et mê-me de « romantique ». Comme s’ils cristallisaient entre eux ce proverbe sur l’amour conjugal, 相敬如宾 (xiāng jìng rú bīn), comportant un caractère homophone de leur nom, qui signifie « s’appliquer mutuellement le respect dû à l’invité ».
L’idée, à tout prendre, n’est pas si sotte : les disputes conjugales sont inévitables, mais elles s’éteignent, où sont empêchées de naitre par la présence d’une tierce personne : en Chine comme ailleurs, on ne lave son linge sale qu’en famille. Mais nos époux, à cause de leurs noms, se retrouvent l’un pour l’autre dans le statut de ce « corps étranger »: en cadeau de mariage (ou par céleste plaisanterie), les dieux leur ont offert une assurance contre les scènes de ménage !
Sommaire N° 36