Petit Peuple : Shidao : la mutinerie du Bounty, version chinoise (1ère partie)

Le 27 décembre 2010, le Lurong 2682 prit la mer, se détachant d’un quai défoncé du port de Shidao (Shandong). A la barre, Li Chengguan, le capitaine, avait le visage buriné d’embruns et de soucis. Malgré les pétarades qui saluaient le départ, la mission s’engageait sous des auspices très incertains. 

Son chalutier de 33m partait pour deux ans dans le Pacifique Sud, riche en calamars. 

Chaque fois que les cales réfrigérées seraient pleines, ils débarqueraient le poisson dans les ports chiliens ou péruviens, le temps de refaire le plein de carburant, d’eau douce et de vivres. Au retour, chaque homme d’équipage devait recevoir jusqu’à 3750 yuans par mois, primes comprises, ce qui, vu la dureté de la vie, le danger élevé dans ces eaux agitées, n’était pas un pont d’or. Et puis Xinfa, l’armateur aux plus de 100 navires, avait la réputation d’être mauvais payeur. 

Aussi Li, pour recruter ses 32 hommes, avait dû accepter un peu n’importe qui, et même des gars à la dégaine et à la réputation louche, tel Xia Qiyong le cuistot, un boutiquier en faillite qui comptait sur la paie pour redémarrer son commerce à son retour. Ou encore cette bande du Dongbei, dirigée par Liu Guidao, une petite frappe de 28 ans à la gueule d’ange, mais dont Li se méfiait. Ou encore le gang mongol mené par un certain Ji, à la mine patibulaire. Au moins, Li avait-il pu embarquer son beau-frère Wu Guozhi et Wang Yongbo, son copain de 20 ans – un vrai marin celui-là qu’il recrutait comme « Bosco » (second officier). Avec ces gars, Li espérait tenir le cap. 

Espoirs mal placés : à peine en mer, tout dérapa. Après quelques semaines, la moitié de l’équipage grognait de l’aube à la tombée de la nuit : manque de sommeil, mauvaise pitance, longues journées à haler le chalut, trier la prise, vider et empaqueter le poisson – la pêche n’attend pas. La paie aussi, causait récrimination : « minable », disaient-ils, surtout qu’ils en mettraient leur main à couper, la prime de rendement passerait à l’as. 

Il faut dire que Xinfa ne faisait rien pour dissiper les doutes : aucun marin n’avait reçu d’assurance-accident, et les contrats d’embauche étaient tellement truffés de vices que même les marins pouvaient s’en rendre compte. Aussi, confrontés à ce bouillon de médisance, le capitaine Li et le bosco Wang pouvaient constater la débandade de leur autorité. Chaque soir, les chefs des deux gangs rivalisaient d’insolence et de provocation, auxquels le capitaine n’avait à opposer que de molles échappatoires.

Tout bascula le 18 juin 2011, au sortir d’un port chilien où le Lurong 2682 venait de faire sa première relâche technique. 

A la nuit tombée, une mutinerie éclata comme un éclair, préparée soigneusement par les deux bandes ayant fait alliance. A 23h, une équipe en salle de transmissions confisqua les cartes SIM des radios et du GPS, les réduisant au silence : dès lors, pour la Chine, le chalutier était hors radar (大海捞针, dà hǎi lāo zhēn), « aussi introuvable qu’une aiguille jetée en mer ». Entretemps, un autre commando faisait le guet sur le pont, prêt à trancher la gorge de quiconque surgirait, risquant de faire échouer la rébellion, tandis que les leaders approchaient, sur la pointe des pieds, la cabine de Li, endormi. Ils pénétrèrent en vociférant, le poignardant deux fois à la cuisse avant de lui ordonner, les yeux chargés de haine, de faire cap vers le Shandong. Tremblant de tous ses membres, le capitaine céda immédiatement – on peut le comprendre, craignant pour sa vie. Mais ce dont il n’avait pas conscience en se rendant si vite, c’est qu’il devenait de facto complice, trahissant ses hommes, son armateur et son honneur de marin. Sur ces entrefaites arriva Xia le cuistot, brave idiot, qui tenta de défendre son capitaine. Ce fut la première victime, lardé de coups de surins malgré la tentative du chef mécano pour le sauver. Jeté du pont supérieur, Xia agonisant atterrit sur la coursive, d’où il fut relancé à la mer. 

Dès lors, une atmosphère délétère s’empara du navire, odeur de soupçon et de mort. Parmi les mutins, les chefs connaissaient bien le sort qui les attendait à l’arrivée – la justice chinoise n’est tendre ni avec les pirates, ni avec les assassins. Aussi, sous prétexte de voguer vers le pays, ils cherchaient la parade. Et s’ils ne pouvaient sauver leur peau, qu’au moins un maximum d’hommes les suive en enfer – que les innocents meurent ou tuent avec eux ! 
En face, les vrais marins, Wang le bosco, Wu le beau-frère, ou Wen Dou le 1er mécano, méditaient la contre-attaque. Mais la reddition spontanée de leur capitaine avait sapé leur résistance…

Quelle parade trouvera Li, le capitaine ?
Vous le saurez en lisant le prochain épisode, dans le Vent de la Chine n°33 !

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  1. Jean

    Quoi? Toute une semaine d’implacable attente pour savoir la suite de l’histoire! Le suspense est insupportable… Nul doute que les lecteurs tournent devant leur ordinateur comme des tigres en cage. Vite, vite. la suite, Monsieur Boileau-Meyer-Narcejac.

  2. Le Vent de la Chine

    Cher Jean,

    Merci de votre message. Vous n’êtes pas le seul à voir aimé cette histoire !

    Ci dessous, un commentaire d’un lecteur du journal Sud-Ouest en France.

    C’est le choix du ton adopté par Eric Meyer, qui a surpris Patrick Viannais, lecteur bordelais. Voici pourquoi :

    « Curieux article ! En le lisant, l’étonnement va grandissant. D’abord, par le style employé. On a vite l’impression de lire une vraie nouvelle policière au milieu des « petites frappes du Nord Est », de la « bande mongole », et d’équipes armées de « surins ».
    Comme dans un vrai roman, les détails ne manquent pas. Dans un roman, c’est assez normal : l’auteur est totalement libre de mener l’action comme il l’entend. En matière de journalisme,c ‘est différent : dans ce cas, les details, pour être crédibles, doivent au minimum être issus de témoignages directs.
    On doit donc en conclure qu’Eric Meyer a des informations de première main, puisqu’il est en mesure de nous décrire par le menu, l’équipée des marins qui tentèrent de s’échapper….
    Si ça, ce n’est pas du récit vérité ! De deux choses, l’une : ou Eric Meyer était lui-même sur le bateau, ou le témoin qui a raconté l’équipée avait un incontestable talent littéraire. Toutes nos félicitations à l’auteur, qui nous a troussé là, un fort palpitant récit ! « 

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