Petit Peuple : Changsha – Le solitaire censeur pornographique

À Changsha (Hunan),Liu Xiaozhen fit carrière disciplinée en une officine publique. Durant ces 30 à 40 ans de bons et loyaux services, il s’était forgé une bonne réputation, car mis à la retraite en 2003, il se vit offrir une place que l’appareil réserve d’ordinaire à ses cadres les plus sûrs : pourfendeur de pornographie sur internet. Parmi ce corps d’inspecteurs, à force d’efforts et de peine, il devint vite (comme en tout ce qu’il entreprenait), un des meilleurs. Il exerça ses fonctions sans le moindre état d’âme : en 2008, il publiait, et l’Etat le laissait faire, un article sur les arcanes de ce métier de l’ombre.

Pour sélectionner ses candidats, expliquait Liu, l’administration est exigeante. Il lui faut la preuve d’une vie sans faute, et elle recrute à un âge où l’ appel de la chair s’estompe. Le candidat doit aussi être marié (une épouse à ses côtés, pour que l’homme soit tenu en main, au cas où). Il est enfin mis à l’épreuve : on lui fait visionner les films les plus scabreux, tandis que les recruteurs scrutent ses réactions à l’affût de signes de plaisir – histoire de s’assurer qu’ils ne laissent pas entrer le loup dans la bergerie.

En juin, Liu a accordé une rare interview à sa TV provinciale. L’impression qui s’en dégage est celle d’un immense sérieux (aucun sens de l’humour), couplé à une tristesse abyssale, vieille et fidèle compagne. Jamais sourire n’affleure ses lèvres. Il porte un veston noir, une chemise blanche, une cravate noire, comme une armure contre ces dragons qu’il pourfend tous les jours. 

Sa désillusion s’explique bien sûr par sa tâche insensée. Son défi est aussi fou que la charge de Don Quichotte droit sur les moulins à vent. Lui, c’est con-tre la libération des mœurs qu’ il se bat, sabre au clair. De lui et de quelques collègues, on attend qu’il rattrape 25 ans de dérive d’une société entière vers la luxure et l’hédonisme, que des générations de policiers et de censeurs, d’éducateurs socialistes et de cadres de la culture, n’ont pas su empêcher. Rien des dizaines de milliards de dollars d’investissement public n’ont pu empêcher le barrage du sexe de céder, les Chinois de se dévergonder, l’infidélité et l’aventure de gagner du terrain au grand jour. Pour tuer la misère sexuelle, des dizaines de films illégaux sortent chaque jour, d’Urumqi à Hainan, dont des dizaines de milliers de copies se vendent sous le manteau et seule une mince fraction est saisie.

Au Hunan, 13.000 DVD furent saisis au 1er trimestre -grâce à Liu et ses 3 bras droits. En avril, à corps défendant, ce sont 700 films qu’ils durent vi-sionner : « même si vous ne voulez plus regarder, dit-il en un soupir, vous devez continuer », pour pouvoir classifier entre « obscène, pornographique ou autre », base juridique pour punir- jusqu’à 3 ans de prison ferme. 

« Au début, avoue-t-il candidement, regardant ces cochonneries, je rougissais comme un gamin, mon cœur palpitait ». Mais s’étant aguerri depuis, il « distribue » chaque mois des siècles de prison, tout à sa mission de sauver des âmes et nettoyer l’internet de ses vices, (涤瑕荡秽, dí xiá dàng huì, « laver les raies du jade »).

Le salaire n’est pas mauvais pour faire l’inquisiteur – 25.000 euros par an : l’Etat sait récompenser ses fidèles serviteurs. Mais c’est aussi le salaire de l’opprobre. Car loin d’être remercié par le public, qui est sa clientèle finale, Liu voit trop souvent les bloggeurs et autres surfeurs le noyer de sarcasmes, lui demandant s’il a jamais été jeune, ou ce qu’il comprend à l’amour, à la légitime attente de tous les humains que le corps exulte ? 

D’autres, perfides, déplorent que le pays ne mette autant d’énergie à traquer la pollution de l’air et des aliments, que celles des émois, des sens et de l’exultation. 

Enfin, dans ces multiples piques, on croit remarquer un sourire de compassion presque : dans ces vieillards cacochymes, et dans leur combat anachronique contre ces plaisirs qu’ils n’ont jamais connu, la jeunesse ne se reconnait pas. Elle les voit comme ce qu’ils sont : une génération de vieux solitaires et aigris. Elle sait par contre qu’elle vient de renouer avec l’histoire, le flux normal des émotions et des passions de leurs ancêtres, après cet intermède stérile des deux ou trois générations de la Révolution. Souriant plutôt que de s’indigner de la tentative de censure autoritaire, elle poursuit sa marche !

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