Beaucoup de salles de classe se ressemblent en Chine : murs gris pâle, drapeaux écarlates fanés au-dessus du tableau noir, de part et d’autre d’une maxime du genre « en étudiant de toutes ses forces et tout son cœur, on sert son pays ». Au collège n°23 de Dandong, Zhang Guicai avait passé 40 ans à inculquer aux enfants du Liaoning les poèmes et discours sélectionnés par des directeurs de la Commission nationale de l’Education. Chaque année, le maître ressortait ses cours, toujours les mêmes : il s’ennuyait copieusement.
Heureusement en face, il y avait les mimiques fraîches, les réparties désarçonnantes des mômes, pour lui rappeler l’infinie diversité du monde et de la vraie vie. Elles l’incitaient à rêver, la nuit venue. Alors, lui faisant oublier la décevante grisaille des règlements scolaires, ses élèves devenaient ses maîtres : leurs répliques fouettaient son imaginaire, laissant remonter les bribes de souvenirs du jour, et histoires sans queue ni tête.
Dans ses rêves, un ami, pas revu depuis longtemps apparaissait avec à la main, un bol fumant de « jiaozi » et une paire de baguettes…ou encore à Dandong, sa ville, à la frontière de la Corée du Nord, où poussait à une vitesse hallucinante, un nouveau centre bétonné rutilant, une forêt de tours chevauchant la rivière Yalu, le fameux pont métallique…
Ou encore, ce rêve où il ratait son train de 9h50. C’était la seconde fois qu’il le manquait, et les billets n’étaient pas remboursables – il avait perdu 400 yuans !
Dans ce rêve, tout était symbole, aux clés faciles à décrypter. Le train était le livre qu’il portait en lui. Le billet non remboursable était la somme des songes accumulés nuit après nuit. Par manque de courage, s’il renonçait à affronter ses rêves, il raterait le coche – la découverte du sens de sa vie ! C’est pourquoi en juin 2008, quand sonna pour lui l’heure de la retraite, Guicai était prêt à s’atteler à son « grand-œuvre au noir » : compiler son grand livre des songes, les écrire systématiquement, en traquer les sens secrets…
Quand il avoua son projet à son entourage, celui-ci ne fut pourtant pas enthousiaste, c’est le moins que l’on puisse dire.
En salle des profs, les collègues levèrent les bras au ciel : « Mais non, firent-ils en cœur, ton intimité, vieux Zhang, personne ne t’a demandé de la dévoiler, et si tu nous crois, laisse-la à sa place ! Tu t’éviteras une perte de face ».
Sa femme disait pire encore : il abusait de ce prétexte foireux pour se défausser sur elle des corvées ménagères. Même quand elle l’envoyait faire des courses, il sortait un carnet plus souvent qu’à son tour, ou son téléphone portable, pour y noter les fébriles songes qui lui étaient passé par la tête lors d’une courte sieste dans le bus ou le tram – dans son illusion folle de se prendre pour un génie du siècle…
Mais Zhang avait passé l’âge de se laisser marcher sur les pieds : balayant les objections d’un revers de la main, il poursuivit la rédaction de ses « Mille et une nuits » des temps modernes, et passa dès lors deux heures chaque matin à transcrire ces rêves qui lui avaient été soufflés par son inconscient.
Et si, aujourd’hui, la presse chinoise s’intéresse à lui, c’est en raison de la masse phénoménale du travail qu’il a abattu. En cinq ans, ce sont 630.000 caractères qu’il a inscrits, 3650 rêves qu’il a consignés, quatre par jour en moyenne.
Et puis il y a ce rêve en or, celui dont le retraité est le plus fier, le clou de sa collection : « Song Taigong et ses fils avaient perdu une bataille. Revenus avec de nouvelles troupes , ils se retrouvèrent à égalité de force– mais eux avaient des lances, et le nombre qui en sortit comme image finale, fut 111 ». Or, le lendemain, quel fut le numéro gagnant à la loterie ? Le 111, vous dis-je…
Hélas pour lui, Zhang ne s’était pas rué pour acheter un billet – preuve de son bon sens resté intact, et de sa capacité à « distinguer le rêve de la réalité (yi zhēn yì huàn, 亦真亦幻).
Mais pour ses contemporains, il venait d’administrer la preuve foudroyante de sa capacité à deviner l’avenir par le rêve. Et cela, en Chine comme ailleurs, vaut du
respect !
Sommaire N° 24