Petit Peuple : Harbin – Jiang Diajun ou l’art de pièger trois lièvres à la fois

Au Heilongjiang, Sun Jianqing, 45 ans, est un brave agronome dirigeant une large ferme coopérative. A ce titre, il reçoit la visite d’étrangers, experts en technologies agricoles. Comme en 2007, ce représentant de Nosh, le semencier de Minneapolis qui lui proposa de tester sur sa glèbe une espèce d’orge US, propre à faire du malt pour la bière. Trois mois plus tard, Sun rappelle Nosh pour lui faire part du succès complet. Jiang Diajun, 40 ans, nommé peu avant PDG de la branche malterie- brasserie des fermes coopératives de la province, est le patron de Sun - un jeune loup qui croit en sa bonne étoile et encore plus en sa volonté de fer, affûtée par une absence totale de scrupules devant la loi. 

Naïvement Sun rapporte à Jiang le projet américain. En l’entendant, Jiang a eu un éclair dans ses yeux, puis en bon chef, le félicite chaleureusement. Peu après, Jiang fait désigner Sun, vice-pré-sident du groupe. Une belle promotion qu’il complète d’u-ne mission: l’agronome devra négocier avec le partenai-re américain une JV de production de cet orge brassicole pour le marché régional. 

Sun accepte avec gratitude. Nosh, lui, ne se tient plus de joie à la perspective de ce marché du Dongbei : 160 millions de buveurs de bière, soit la moitié des Etats-Unis ! C’est la percée rêvée depuis tant d’années… 

Tambour battant, son Etat-major descendu de St Paul, visita ces grandes malteries et fut reçu par le gouverneur. Un cabinet d’avocats ficela le contrat. Jiang et Sun signeront l’été suivant à Minneapolis. La joint-venture s’apprêtait à sortir de terre, le terroir de culture était sélectionné, l’usine dessinée – tout allait bien !

Sauf qu’au 1er Conseil d’Administration, quatre mois après, ce fut le coup de tonnerre : face aux partenaires proches de l’apoplexie, aux côtés de Sun rouge de honte, un Jiang au sourire carnassier annonça que suite à un « malentendu », on n’était plus d’accord sur rien. Il fallait tout renégocier, à des conditions revenant à spolier Nosh. Consternés, les avocats durent constater la mauvaise foi mais aussi l’absence de recours pour le semencier : au tribunal, l’échec était couru d’avance… Exit donc Nosh, après rupture plus ou moins à l’amiable. 

Un an plus tard, Jiang congédia un employé pour une peccadille – il l’ignorait, mais c’était une lourde erreur, et pour lui, le début de sa fin. Pour se venger, le renvoyé alla tout raconter à Nosh qui tomba des nues: Jiang n’a-vait jamais sérieusement voulu s’associer aux américains. En émule de Mao, son héros d’enfance, il ne cherchait qu’ à exploiter stratégiquement les faiblesses des adversaires. 

A Nosh, il a agité le chiffon rouge du marché chinois. Aux instances provinciales, il a fait miroiter un fort investissement étranger. Comme Pékin bénissait ce type d’accord prometteur de richesses aux campagnes chinoises, Jiang avait reçu sans peine beaucoup d’argent public pour bâtir un joli centre de recherche, une usine qui ne lui avaient pas coûté un sou. Sans risque pénal, les négociations étant à la charge de Sun qui porterait le chapeau, les choses dussent-elles tourner mal.

Une fois le tour joué, Jiang n’avait plus eu qu’à expliquer à Harbin, non sans aplomb, que les « longs nez, barbares étrangers » l’avaient grugé. Quant au malheureux Sun, qui en savait trop, Jiang n’oublia pas de le mettre au placard, dans une ferme enclavée à la frontière russe. Ce qui était l’exacte application de la 3ème ruse du livre des 36 stratagèmes, « emprunter à X sa dague pour le tuer » (借刀杀人,jiè dāo shā rén). 

Il le fit même trois fois, piégeant d’un seul coup son subordonné, l’Américain, et l’Etat chinois. Mais ce crime presque parfait comportait un maillon faible, même deux – prouvant que Jiang était décidément plus finaud que vraiment intelligent. Car au lieu d’affecter la subvention comme prévu en trieurs à grain et en fours de maltage, pour développer cette industrie et générer de la croissance pour la région, il avait détourné l’argent, qu’il grillait en noubas et s’en vantait les soirs de libation au « Baijiu », l’alcool de sorgho local.

Du coup,l’homme de Nosh sut comment agir: allant repêcher Sun au fin fond de sa quasi-Sibérie, il le confessa, obtenant toutes les preuves nécessaires, puis porta plainte. Et comme l’action tombait en plein dans une campagne anti-corruption, Jiang fut expédié au cachot pour 10 ans, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Car si le socialisme veut bien verser une larme modérément sincère sur l’épreuve d’un étranger grugé par un national, il ne supporte pas de voir le trésor public, réduit au rôle du pigeon ! 

La fin de l’histoire est morale – ce n’est pas toujours le cas ! Pour l’entreprise publique et la province, la JV avec Nosh reprenait tout son sens. Elle fut remontée en deux temps, trois mouvements. Et devinez qui fut nommé calife à la place du calife ? Sun, évidemment ! 

Merci à Alain Bonjean pour cette contribution.

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