Le village de Wang (Zhejiang) doit son nom au fait que presque tous ses habitants portent ce patronyme.
S’occupant de ses champs et de ses bêtes, sans penser à mal, ni rien demander à personne, tout ce petit monde vivait sa vie tranquille, jusqu’ au funeste jour d’été 2012, où Wang (le village) se retrouva intégré à la zone technologique de Ningbo, le port voisin. Dès lors, attirés comme des mouches par les privilèges fiscaux et tarifs commerciaux, les capitaux de Hong Kong et les usines de Taïwan affluèrent. La terre se mit à valoir beaucoup d’argent, et perdant leur sagesse ancestrale, aveuglés par la perspective de fortune rapide et facile, les Wang perdirent la tête.
Wang allait être collectivement exproprié, expliqua le maire, au meeting de mobilisation dans la salle des fêtes. Bouche bée, les paysans réa-lisèrent la bonne fortune qui passait par chez eux, le jackpot imminent. En plus du relogement pour chacun dans des HLM proprets avec eau courante, chauffage et ascenseurs, chacun palperait 1million de ¥ au bas mot, s’ajoutant aux 48.000 ¥ que touchait chaque année chaque sociétaire de la coopérative agricole – les terres de Wang étant exploitées en commun, et les profits subdivisés.
Seulement voilà : pour toucher tout cela, il fallait être sociétaire, et pour être sociétaire, il fallait avoir le hukou (permis de résidence) de Wang. Lequel hukou, Chen (un des rares à porter un nom d’ailleurs) le possédait, mais pas Li, sa femme, pièce rapportée de Ningbo, ni son fils, ni sa belle-fille, ni sa petite-fille : à cinq, ils n’avaient droit qu’à une part – quelle injustice ! 30 ans plus tôt, ils avaient cru jouer fin en faisant naître l’héritier à Ningbo, afin d’avoir droit au lycée de la ville. Mais maintenant, ils s’en mordaient les doigts.
À moins que… s’isolant en conseil de famille – l’heure était grave – le clan au complet discuta, évalua les stratégies, adopta ses décisions. Le 21 septembre 2012, Chen et sa femme se présentèrent au bureau des unions, et divorcèrent proprement. Puis sans sourciller, Ils passèrent au bureau d’à côté, celui des mariages, où Chen-père épousa dare-dare sa belle-fille – sa femme et son fils servant de témoins. Ces derniers se seraient bien mariés aussi, pour la symétrie, mais là, c’était vraiment impossible – en Chine comme ailleurs, l’union œdipienne est interdite. Mais déjà comme ça, c’était très bien : ils ajoutaient 2 parts à l’escarcelle familiale, 3 au lieu d’une. Il n’y avait plus qu’à transférer de Ningbo à Wang, les hukou des bénéficiaires : la belle-fille et la petite-fille.
C’est là que les choses dérapèrent. Les Chen avaient été fort naïfs, de croire que Wang les laisserait faire. Plus l’un en a, moins l’autre en a, vous comprenez ? Au petit tour de passe-passe des Chen, tout le village allait y perdre. Aussi le transfert traîna, s’éternisa sous des prétextes dilatoires. Trois mois plus tard, la police ouvrit une enquête statutaire, qui pour le coup s’acheva en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sur l’énoncé d’un principe jusqu’alors inédit. Pour transférer les papiers, il faudrait l’approbation écrite du conseil du village, lequel se réfugia derrière des arguties cauteleuses et traitres : il y avait mariage blanc (tout le monde était là pour en jurer, le vieux n’avait pas « consommé », déménagé pour la chambrette de la bru). Et puis il y avait le risque d’effet boule de neige, si tout le monde se mettait à divorcer comme ça…
Sûrs de leur bon droit, Chen, sa femme, sa bru et petite-fille attaquèrent alors la police pour “ inertie administrative ”, ce qui est une faute, car là, c’est à l’Etat qu’ils s’en prennent et à la société harmonieuse. Le Parti ne peut plus que s’en mêler, en coulisse – ils n’ont plus aucune chance, désormais ! Au tribunal intermédiaire de Ningbo, plein à craquer, il a fallu trouver une grande salle d’audience pour héberger ces dizaines de fermiers de Wang et d’autres villages : “si divorcer rapporte des millions (entend-on dans les travées), alors moi j’y vas tout de suite. Ce sera mêler l’utile à l’agréable ! « .
Le verdict est tombé en février 2013. Le juge a débouté les Chen, invoquant le souci de prévenir une avalanche de récriminations et – sous entendu – une redistribution plus égalitaire des bienfaits du village. Flèche du Parthe, la cour a ressorti une pièce accablante, l’aveu du pauvre Chen-père (piégé par la police des mois plus tôt durant l’enquête) de la fausseté du mariage avec sa bru. Il a même aggravé son cas par ce commentaire, “c’est la politique qui m’y a forcé ”. Dès lors, les carottes sont cuites et Chen ne doit qu’à l’indulgence du jury de ne pas se retrouver condamné pour fraude sociale, pour tout potage.
C’est ainsi que le clan contemple son désastre, s’étant ruiné pour rien en conseils d’avocats, bakchichs et plaidoiries. Penaud, le vieux Chen qui a « raté le vol de la poule et perdu ses grains de riz » (偷鸡不成蚀把米 – tōu jī bù chéng shí bǎ mǐ) jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus !
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Jean
13 mai 2013 à 07:23E-pa-tant! Des histoires comme celles-là, on en voudrait tous les jours. Bravo, Dumas-Meyer!