A Shenyang (Liaoning), Xiaojiong passa toute sa jeunesse seule, faute de reconnaître sa différence. Matériellement, sa vie n’avait rien de désagréable, fille de bonne famille, dans un bon lycée de cette capitale du nord. Organisatrice née, un peu casse-cou, elle était plutôt brillante. Mais dès la puberté, cette fille, grande et mince, découvrait qu’elle ne s’intéressait qu’à son propre genre – les garçons la laissaient de marbre. Or les autres filles ne regardaient que les gars. Elle n’avait rien à dire ni au uns ni aux autres, et ses gestes maladroits de tendresse aux copines faisaient vite déplacés. Bref, elle s’était découverte une affectivité différente et qu’il fallait cacher.
Plus tard, elle réalisa qu’ elle n’était pas la seule. Comme un secret sulfureux, une amie lui avait révélé qu’à Pékin, les filles comme elles se retrouvaient dans des bars spéciaux et s’amusaient ensemble. Mais quelques voyages lui avaient suffi pour voir les limites de cet Eden de pacotille. Furtive et superficielle, l’ambiance de ces bars était surfaite, échevelée et ne permettait en aucun cas d’espérer trouver l’âme sœur : Xiaojiong resta sur sa soif d’amour.
Elle finit ses études, trouva un emploi, se dédia à fond à sa carrière – bon exutoire. Jusqu’à ses 25 ans où ses parents, n’ayant rien compris à ses penchants, vinrent la sommer de se marier, qu’elle ne devienne pas une « laissée pour compte », rejoignant les 249 millions de Chinois de plus de 20 ans, célibataires. C’était en 2007.
L’appel indiscret la sauva en l’arrachant à son expectative : après ces années, Xiaojiong savait ce qu’elle voulait. Elle souhaitait éviter aux auteurs de ses jours de découvrir son penchant qui les aurait plongé dans le désespoir et déshonneur face aux voisins. Elle voulait bien se marier, mais pas sacrifier sa vie à ces convenances. Et surtout, il ne fallait pas que le conjoint se sente trahi par son refus de lui donner plus que ce qu’elle pouvait offrir.
Xiaojiong eut une idée créative, d’aucuns diront géniale, d’inventer le « mariage communautaire» (混做婚姻, hùn zuò hūnyīn), où deux couples homosexuels, masculin et f-minin, dont les quatre êtres s’entendent bien, s’unissent au bureau des mariages en unions hétérosexuelles de convenance, tout en menant des vies de couples unisexes, homme avec homme et femme avec femme. Quitte à reconstituer le couple légal d’un coup de téléphone portable dès que la nécessité s’en ressent, par la visite inopinée d’un parent par exemple.
Mais il y a loin de la coupe au lèvres : pour y parvenir, il fallut tout inventer. Sur internet, à sa surprise, Xiaojiong découvrit que le forum qu’elle cherchait n’existait pas. Elle le créa donc, ouvrant listes et dossiers pour chaque candidat(e), afin d’assembler ces couples à double face. A toutes et à tous, elle posait les questions noir sur blanc pour prévenir les désillusions ultérieures et sentiments de trahison : « voulez-vous vivre avec votre conjoint ou séparé ? », « voulez-vous un enfant ? » ou bien « qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans le mariage : la cérémonie ou le papier » ?
Le succès du site dépassa toutes ses espérances. Par milliers, les laissé(e)s pour compte de l’ordre moral vinrent s’y inscrire. Les demandes de rencontres affluèrent, que Xiaojiong se mit à organiser, voyageant dans toutes les provinces pour aider les « frères » et « sœurs » à se rencontrer, discuter, trouver des solutions aux problèmes culturels et légaux.
C’est d’ailleurs dans un tel groupe issu de son forum virtuel, qu’elle trouva ses trois êtres à elle, son amie de cœur, mariée à son conjoint légal, elle-même épouse du compagnon du conjoint. C’est un peu compliqué, mais cela fonctionne depuis 2010. On se retrouve même parfois à plus que cela – la coexistence vire à la communauté.
Certes, Xiaojiong l’admet sans fard, l’arrangement n’ est pas une solution miracle, mais un pis-aller pour sauver les apparences, face à l’intolérance qui reste la règle. « Mais, ajoute Lucetta Kam, sociologue à l’Univ. Baptiste de Hong Kong, c’est aussi faire acte de résistance, de parodie burlesque. Et cela a pour effet d’encourager les homosexuels à se révèler, et les autres, à les accepter ». Quant à Xiaojiong, elle espère voir le jour où comme bientôt en France, elle pourra épouser son amie « pour de vrai » !
Sommaire N° 16