A Chengdu (Sichuan) sa ville natale, Wang Xuzhong vécut une vie plutôt heureuse et sans histoire avec son épouse, son métier de tailleur lui permettant de faire bouillir la marmite pour leurs 4 enfants. De « col Mao » en qipao (robe fuseau fendue sur le côté), il traversa ainsi sans s’en apercevoir toutes les phases du XX siècle chinois, du régime de Chang Kachek à Mao et sa suite.
Et puis la vie va : en 1999, le voilà veuf à 71 ans, seul dans son nid vide, les oisillons s’étant depuis longtemps envolés. Avec courage, il resta attelé à ses machines à coudre. L’ouvrage au moins ne manquait pas, avec son aiguillée légendaire dans le quartier !
Il tint ainsi plusieurs années mais bientôt chaque matin au lever il sentit les rhumatismes toujours plus fort, le tremblement de sa main toujours moins dissimulable. Quand il se levait de sa machine pour s’étirer, ses vertèbres craquaient sournoisement – le tour de rein guettait. En 2002, il dut se rendre à l’évidence : les 12 heures quotidiennes sept jours sur sept, ce n’était plus pour lui. Et s’il en doutait, la réalité cruelle se rappelait à son bon souvenir, sous la forme de cet ourlet en zigzag, que lui rapportait la cliente mi-apitoyée, mi-furibonde… La mort dans l’âme, il dut bien en convenir, l’heure sonnait de rendre son tablier. Côté argent, il survivrait bien avec ses 800 yuans de retraite, supplémentée parfois par quelques petits billets de ses enfants !
Fini le turbin, donc, mais très vite, l’oisiveté nouvelle fut insupportable. Ses jours s’écoulèrent chargés d’interminable ennui, chaque heure devant être domestiquée comme une vicieuse rosse. En 2007, la mort de son cadet, son fils chéri, n’arrangea rien à son moral. De longue date ses enfants le laissaient tomber : chichement, ses filles lui octroyaient une visite mensuelle et son aîné Wang Long passait le week-end lui porter ses plats préparés, son linge propre, comme l’y obligeait la loi. Mais n’y éprouvant à l’évidence aucun plaisir, il ne s’attardait pas. Son voisinage le regardait, tel un être diaphane, déjà un pied dans la tombe, l’esprit dans l’au-delà.
Un beau jour d’avril de 2012, Xuzhong se révolta. A 84 ans, il ne s’en irait pas comme ça. Selon un ami, une école des Beaux-arts cherchait un vieillard n’ayant pas froid aux yeux (ni ailleurs !). Il se présenta, fut conduit séance tenante à l’atelier où l’attendaient les gars d’Z’ arts pinceau en main : il était modèle ! Nu comme un ver, il posa 4 h ce jour-là sans honte pour ses rides et ses membres fondus. Plus que les 400¥ de sa paie, ce qui l’éblouit fut le fruit de ce travail, les tableaux, visions magnifiées de son être, où il sentit un effort de recomposition humaniste.
À l’écoute, ces artistes avaient décrypté sa destinée à partir de ses attitudes, de sa manière d’être. Sur les toiles, il retrouvait ses traits physiques et de l’âme, sa pudeur, sa bonhomie, sa révolte-même : il en restait émerveillé et bouleversé.
De ce passe-temps désormais, il fit son gagne-pain, récoltant chaque mois jusqu’à 1400¥. Ce profit lui parut un argument valide, irréfutable: il osa s’en ouvrir à ses enfants, certain qu’ils comprendraient, ou du moins, ne trouveraient rien à y redire.
Quelle erreur ! Entre père et fils, les rôles s’inversèrent illico. Les « adultes » à présent, c’étaient eux, les gardiens de la respectabilité du clan, tandis le papi, pour eux, retombait en enfance. En rage devant son impudeur sénile et têtue, ils lui claquèrent la porte, allant jusqu’à changer la serrure. Même son fils n’apporta plus le linge qu’en catimini, en son absence.
Qu’importe. Wang n’y peut rien – et s’en moque à vrai dire ! Il sait bien que ses mômes agissent par sottise conformiste, pour prouver leur fidélité à un code de conduite qu’il a lui-même suivi toute sa vie, avant de le découvrir insensé et sans cœur. Il leur pardonne bien volontiers – lui-même a passé huit décennies dans la même lâcheté et illusion. Il sait aussi qu’il ne les convaincra pas. L’essentiel est ailleurs. Il a tout gagné au change : trois sous pour vivre à sa guise, des amis ar-tistes qui comme lui, vivent en liberté. En prime, il a trouvé un sens à sa vie et une énergie vitale qui désormais le tire en avant: «sa voile gonflée, son cheval prêt à bondir» (风墙阵马, fēngqiáng zhènmǎ).
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jean severy
17 novembre 2012 à 14:18Cette façon d’écrire, ce style meryeresque, devrait-on dire, aussi raffiné que les proverbes qu’il illustre, est plus qu’un joyau littéraire. C’est une vraie mine de diamants. Bravo l’artiste! Et vivement le prochain livre.