En 1980 à Shangqiu (Henan), avec Li Yuan son frère aîné, Qingchun vivotaient de leur ferme, complétant leur maigre récolte par une activité de guérisseurs, aux remèdes antiques, mais pas d’une efficacité à toute épreuve.
Une famille des environs leur avait amené une épileptique, les priant de la libérer « de ses démons ». Ils avaient une recette, un élixir d’alcool aux cendres d’encens : ils le préparèrent et le lui firent boire.
Mais le lendemain, catastrophe : dans la nuit, la femme décédait à l’hôpital… C’est alors que l’âge leur fit commettre l’erreur fatale : au lieu d’aller s’expliquer, nos jeunots affolés se cachèrent. Pour le juge, ce fut l’aveu qui leur valut à chacun 15 ans fermes. Leur prison, à Zhoukou, était du style de nos bagnes d’antan, avec une différence : à 12 gardes pour 200 taulards, la surveillance était plus lâche. Dans le style Mao, la discipline était « autogérée » par les reclus mais se sauver n’en valait pas la peine : tôt ou tard, on était repris et là, le châtiment était sans pardon.
Qingchun fut l’exception à la règle : cet être jeune (24 ans), plein de sève, ne pouvait rester captif le meilleur de sa vie, pour une mort qu’il n’avait pas voulue, et dont il n’était en quelque sorte pas responsable, pas vrai ?
Un soir de novembre 1980, il se trouva en un verger avec 20 autres bagnards, de corvée de taille des pommiers. Profitant de l’inattention générale, il se glissa sous un tas de feuilles, de branches élaguées. Le froid poignant de la nuit ne l’atteignait pas – sous sa cape de coton kaki, il avait passé en pelures d’oignon toute sa garde-robe. Après 10 minutes, un autre convict donna l’alerte. La battue fut lancée : il resta de marbre. Une heure plus tard, sacrant et pestant, les matons retournèrent avec les prisonniers qui leur restaient, faire leur rapport.
Ainsi s’ouvrit la nouvelle vie. Il dormait caché le jour et circulait de ville en ville et se nourrissait la nuit, protégé des regards par sa crasse et ses haillons. Malgré sa misère, il sentait une exaltation princière, à avoir floué le système. Son statut de fugitif, transfuge de la loi, le parait d’une dignité antique, de celle des bandits d’honneur libres en leur montagne.
Bon, il y avait aussi la faim, le froid, la maladie. Ainsi que ces cauchemars à l’aube dans les taillis, de la justice le prenant, main glacée au collet…Ce qui faillit lui arriver après un an de « belle ». Menotté, interrogé, il s’en tenait à son histoire, indifférent aux coups : il était orphelin, sans famille ni souvenirs. On le relâcha donc. S’il n’était vraiment que ce pauvre miséreux, il n’intéressait plus la police qui n’allait pas le réincarcérer et se mettre à le nourrir – et pis quoi encore ?
Mais la leçon avait porté : il lui fallait un statut minimal… Il trouva un job dans une mine et fut accueilli sans question par des contremaîtres friands de ce genre de demi-citoyens en rupture de ban, taillables-corvéables à merci.
A ce rythme, il s’usa prématurément. Mais il reprit la route. Miné de silicose, d’arthrite, il était hanté par la nostalgie de sa ferme natale : « chien perdu sans maison » (丧家之狗, sàng jiā zhī gǒu). Et c’est enfin à l’aube de l’hiver 2012, pour la fête de mi-automne, qu’il osa sauter le pas, retourner à Shangqiu.
Le choc y fut grand. Sorti de prison 17 ans plus tôt, Li Yuan avait refait sa vie. Ses copains d’enfance étaient grands-pères, avec petits mômes sur les genoux…
Enfin, après avoir pleuré 2 jours, Qingchun comprit qu’il fallait avancer. Il se renseigna : c’est comment la prison de nos jours ? « On y travaille pour rien ou presque, lui répondit-on, mais à ce prix, on est soigné comme le fermier soigne son bœuf – même les maisons de retraite n’en donnaient pas autant ! » Voilà pourquoi, le 08/10 à l’aube, enterrant ses 32 ans de cavale, Li Qingchun tambourinait aux portes de la taule.
Certes, il dut bientôt se rendre à l’évidence, la justice, dans l’intervalle, n’avait pas plus appris la compassion que l’humour, en lui confirmant ses 14 ans restants, alourdis d’un peu de « rab ».
Au fond, a-t-il fait un si mauvais calcul ? L’été de sa vie, il l’a vécu libre et fier, et l’automne, il va le passer au chaud, payé par la République. Et le tout donne une vraie vie : s’ils savaient, (se prend-il à soupçonner) des millions de Chinois rêveraient de pouvoir en dire autant !
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Jean
29 octobre 2012 à 01:34Et l’abbé Faria dans tout ça, où c’est qu’il est? « Allez, Eric, encore un effort pour être Dumas! » (Sade dixit)