Un matin à Pékin, Li Hong se rendait à bicyclette à sa bijouterie du 798, le quartier d’art contemporain. À 100m derrière trottinait Laïka, sa chienne de race Samoyed de 5 ans, le crin blanc de neige flottant sous la brise. Trop loin peut-être : se retournant, la joaillère vit soudain un homme et une femme s’approcher de sa chienne sans méfiance, une bête aimée depuis ses premiers jours et ayant de ce fait perdu ses défenses naturelles, remplacées par une foi infinie en la bonté des humains. Mais l’homme la prit par le collier, la poussa dans un taxi, s’engouffra derrière, avec la femme. A peine le temps pour sa maîtresse de pédaler à perdre haleine, le véhicule jaune et vert disparaissait au prochain carrefour…
D’abord furieuse, Li Hong poursuivit le taxi, mue par la force de l’instinct. Noyant son regard, les larmes la forcèrent parfois à piler, mais derrière l’hébétude qui s’était emparée d’elle, genre choc postopératoire, elle gardait sa pugnacité, l’esprit pragmatique et en guerre. Dix minutes après, son plan de bataille était prêt.
N’ayant pas encore d’enfant, Li Hong avait reporté sa vie sur son métier, et surtout sur Laïka, qu’elle aimait comme sa fille : à présent, elle ressentait ce manque comme la fin du monde. Car c’était le troisième compagnon canin qu’on lui dérobait de la sorte : injustice, agression intolérable.
Elle se rendit au commissariat du quartier. Un officier désabusé lui évoqua les dizaines de milliers de disparitions par an, chiens, chats ou pigeons, enlevés lors d’une vadrouille ou chez l’habitant, pour une rançon, une vengeance, une pulsion kleptomaniaque du collectionneur, ou pour être mangés. La majorité n’est jamais retrouvée.
Une fois la plainte déposée, dans l’heure, elle émit l’annonce à ses milliers d’amis, fournisseurs et clients, par texto et par e-mail. Elle la retransmit aussi sur son micro blog. Puis, malgré le fait qu’aucune réponse ne lui parvint, elle posta toutes les heures un message sur l’état de l’enquête. Comme par exemple sa visite du lendemain sur le lieu du rapt, dans diverses tours de résidence, accompagnée d’un agent de sécurité qui lui permit de visionner les films du trafic : elle se revit à vélo, vit la chienne folâtrer derrière elle, et disparaitre de l’écran…
Finalement, c’est trois jours après que son portable sonna : l’appel du dénouement ! Un quidam annonçait avoir recueilli la Samoyed l’avant-veille, la croyant perdue.
Le soir après le travail, quand elle vint reprendre possession de son bien, une Li Hong éperdue oublia ses soupçons. Gauche et presque malgracieux, le sauveteur avait refusé toute récompense, et même son offre de dîner avec elle, comme elle l’en avait longuement prié. Du coup, Li Hong versa encore une larme. C’était bien sûr pour dissiper la tension de ces trop longues heures d’attente. Mais elle était aussi soulagée pour une autre raison. Durant ces deux jours et demi, une certaine image de sa société n’avait cessé de la tarauder, celle d’un groupe social devenu sauvage, où trop d’êtres étaient prêts à dévorer leur prochain s’ils le voyaient vulnérable, celle d’une Chine où l’homme était devenu un loup pour l’homme, et même pour un chien Samoyed.
Mais comme cet homme lui rapportait son bien, c’était la preuve qu’il ne l’avait pas volé. Par conséquent, la Chine entière ressortait blanchie de l’aventure – aussi blanche que Laïka.
Simple et bien sage, Li Hong préférait gommer la possibilité que l’homme et sa compagne aient enlevé Laïka, puis réalisant les moyens qu’elle déployait pour la retrouver, ils avaient préféré la rendre pour limiter les risques. Li Hong préférait garder sa gratitude toute sa vie « gravée en son cœur et ciselée sur ses os » (刻骨铭心, kègǔ míngxīn), même si, au fond, elle savait bien qu’elle se leurrait… A l’avenir, leurs promenades ensemble, Li Hong et Laïka les feraient tout de même avec la laisse !
Sommaire N° 28