Quand il tourne les pages de son album photos jauni, Qian Jinfan revoit sans nostalgie le fonctionnaire gominé qu’il était 50 ans en arrière – dans l’administration Mao, en costume, chemise blanche élimée, nœud papillon fané, sa raie de côté.
Aujourd’hui, les cheveux noirs de jais lui tombant aux épaules, elle porte un top moulant imprimé léopard, et affiche des ongles soignés et vernis d’un rose discret, des traits du visage assouplis par les crèmes antirides.
Eh oui, « Papy » Qian a viré de bord. Et sans concession, il se veut femme et attractive ! Rompant avec 60 ans de vie rangée, il a surpris son monde en 2008 en troquant ses jeans-baskets pour des talons, un sac à main et des jupettes, au grand désespoir de sa femme et de son fils.
Mais Jinfan avait insisté : « à 80 ans, c’est le moment où jamais de s’assumer ! ». Et tant pis si ensuite, les commères de passage à la maison se mirent à cancaner, et les copains de son fils, à le traiter de « monstre !» dans son dos (怪物, guàiwu) .
Car le geste de Jinfan, loin d’être le gâtisme d’un vieil obstiné, soldait toute une vie d’attente. Dès 1931, à l’âge de 3 ans, il savait que les Dieux lui avaient joué une mauvaise blague en le jetant dans un corps d’homme. Dès lors, à son Foshan natal (Canton), il menait son combat pour regagner son identité féminine.
À 6 ans, il s’accrochait aux jupes de sa grand-mère pour sortir à la cordonnerie, guigner les escarpins de filles.
Dans les années ‘50, à 20 ans, sa révolution à lui consistait à porter, sous sa vareuse de prolétaire, une audacieuse lingerie féminine – il prenait des hormones pour gonfler sa poitrine, stopper la barbe.
Vite cependant, il renonça, face à la folie rouge prête à détruire homosexuels, travestis, et toutes pratiques dissidentes.
25 ans passèrent. En 1978, enfin, Deng Xiaoping ouvrit les vannes de la mode étrangère, de la permissivité relative : bouffée d’oxygène pour Jinfan qui se mit aux pantalons « pattes d’eph’ », aux T-shirts serrés et aux cheveux mi-longs, sans être inquiété.
En 1982, pour satisfaire ses vieux parents, il épousa une fille de 29 ans – il en comptait 54. Quoique n’ayant rien oublié de ses rêves d’androgynie, il se résolut, bon Chinois jusqu’au bout, à faire passer « le devoir avant tout ». Pendant 20 ans de plus, il sauva les apparences, le temps d’éduquer avec elle leur fils.
Ce n’est qu’une fois l’épouse ménopausée qu’il reprit un traitement hormonal puis, par petites touches, « sortit du placard » (出柜chū guì). En 2008, son travestissement se limitait au foyer – prétextant l’honneur familial, les siens le privaient de sorties. Jusqu’à 2010 où, sa patience usée, il décrocha son téléphone et contacta la presse.
Aussitôt, ce fut l’avalanche. Quotidien du Peuple en tête, les média se l’arrachèrent. Weibo, le réseau social se divisa entre ceux le haïssant et les autres le portant aux nues. La Chine restait pantoise sur cet ex–rond de cuir cultivé, calligraphe, amateur d’art antique, qui s’habillait en femme !
Protégé par son statut de patriarche respectable, Jinfan impose aux médias son thème, qui dépasse de loin la liberté sexuelle ou de genre, pour aborder celle de l’individu face à la morale dominante et le droit à « faire peau neuve» (重新做人, chóngxīn zuò rén).
Il rappelle un personnage de l’auteur allemand Heinrich Böll, «la vieille dame indigne» qui, après la guerre et 70 ans de vie exemplaire, s’était mise à faire la follette, se farder et sortir avec les jeunes, à la grande honte des siens. Mais c’est qu’elle avait accepté de sacrifier ses jours au service des autres ou pire, à celui de valeurs répressives, imposées par un système totalitaire. Elle avait payé sa dette : elle entendait désormais mener sa vie à sa guise. De plus, après tant de dangers et misère, toute étonnée d’être encore en vie, « elle ne croyait plus à sa propre mort ». Libérée de la peur, elle changea résolument d’existence.
Or, ce qu’elle fit dans le roman, Jinfan le fait à présent en vie réelle avec le même résultat : détourner le cours du destin, s’approprier le temps !
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Jean Sévery
7 septembre 2012 à 04:32Si je comprends bien, il n’y a pas que le Vent de la Chine qui fait peau neuve. Dommage que nous ne soyons pas dans l’année du Serpent…