Ce jour d’été 1989 à Huanglou (Ouest de Pékin), plantée face au panneau du bac et à son propre médiocre palmarès, Haiyun se le jura : jamais plus elle ne laisserait son père décider pour elle. En 1986, ce cadre banlieusard avait fracassé ses rêves de lycée pékinois, auquel ses notes lui permettaient d’aspirer. Le proviseur avait adjuré le père qu’il l’empêche de partir. Le lycée de Huanglou la préparerait au bac aussi bien qu’ailleurs. En brillant ici plutôt qu’à Pékin, elle contribuerait à sa promotion à lui : entre vieux copains du même coin, son père lui devait bien ça ! L’homme s’était laissé faire, la mère veule n’avait pipé mot pour la défendre. Ils avaient eu tort : ce bahut n’était qu’un nid à cancres et ce bac raté, à 19 ans, lui fermait la porte des études.
Après l’échec injuste, Haiyun s’était trouvée déchirée entre révolte amère, volonté de remonter la pente, mais aussi peur de l’inconnu et dépendance : elle habitait toujours chez ses parents. Grâce à l’anglais qu’elle bredouillait, elle trouva un job de réceptionniste dans un grand hôtel, s’ennuyant copieusement le jour et étudiant le soir. En 1993 à 23 ans, un CAP de secrétariat en poche, elle enchaîna d’autres petits jobs, qui ne la satisfirent pas plus.
Alors, ses vieux lui susurrèrent que tout irait mieux si elle se mariait, comme tout le monde. Elle avait un copain, une relation clopin-clopant : plus pour soulager le père que par conviction, elle finit par accepter ce mariage en 1994. La cérémonie une fois pliée, ils partirent s’installer vivre dans un deux-pièces à une heure de la ville, près du Palais d’Eté.
Presque de suite, ce fut la panique. Celui qui l’accompagnait dans la vie ne partageait nul de ses rêves, mais attendait une maison nickel, un repas prêt à heures fixes : boulot non payé, en plus de ses heures de bureau et de bus. Des disputes suivirent, jours entiers sans s’adresser la parole. Elle s’étiola. À 26 ans, elle croyait sa vie finie.
En 2000 enfin, la rébellion gagna. Au 36ème dessous, elle exigea de rentrer à Pékin coûte que coûte, au nom du couple à sauver d’urgence. Mais lui, rétorqua par son ultimatum : si elle l’osait, qu’elle aille poursuivre ailleurs sa vie de cinglée, privée de « Lui », son lion superbe et généreux. Suite à quoi, sa stupéfaction ne connut plus de bornes : le prenant au mot, elle se mit à plier ses affaires pour partir refaire sa vie.
En sa chambrette en ville, les 1ers soirs, Haiyun pleura son échec conjugal, prenant sur elle tous les torts. Mais pas longtemps. Bientôt, une douceur inconnue posa sur elle ses rayons de miel : finies les disputes, la tambouille vespérale obligée, les corvées dont la pire était le « repos d’un guerrier » pour qui depuis si longtemps, son cœur ne battait plus.
En 2001, divorcée, elle avait retrouvé stabilité, joie de vivre et liberté.
Un jour dans un Starbucks, un « long nez » lui demanda son chemin. Quoiqu’il fût quinqua bien sonné, et pas un Apollon, elle n’eût pu mieux tomber : Walter était artiste new-yorkais, cinéaste de passage. Ignorant tout de la Chine, il avait besoin de bien plus qu’une simple adresse, mais bien d’une compagne. Elle lui indiqua sa route. Il l’emmena sur son tournage. Elle lui montra la Cité Interdite. Il l’emmena à New York, et l’épousa, en 2002.
Le père de Haiyun découvrit l’existence de l’homme de sa vie en fouillant ses affaires. N’écoutant que son vieux fond anti-étranger (fruit logique d’une école socialiste et d’une carrière d’apparatchik qui l’avait sans cesse contraint à faire montre de sa fidélité à la patrie), il se brouilla avec elle pendant deux ans, jusqu’à la venue d’une petite héritière permettant d’arrondir les angles.
Haiyun ne se fait pas trop d’illusions sur ce 2nd mari, plus âgé, qui se prend un peu pour son sauveur, et qui a tendance à la prendre pour sa secrétaire. Mais pour ses libertés neuves, ses droits de la femme, la quadragénaire se félicite chaque jour davantage de n’avoir pas tergiversé en 2001 pour changer le cours de sa vie, ni « rebouché le mur de l’étable, une fois les moutons enfuis » (亡羊补牢, wángyáng bǔláo).
Sommaire N° 24