En 1992 à Zhangye (Gansu), Xiaohua prit dans la vie un départ difficile : son père, médecin de campagne, la fiança à 13 ans à Luozong, fils d’un marchand aisé à Wuwei, bourg à 50km de là. Malchance, car si le père était la crème des hommes, le fils était de la mauvaise graine. Dès le soir des noces en 1997, il la viola et le lendemain, à peine dessaoulé, la quitta pour aller retrouver ses compagnons de dés…
A Wuwei, Xiaohua loua une soupente et installa son atelier de couture qu’elle exploitait avec Liujie, aimable jeune veuve. Luozong buvait, jouait l’argent de sa femme, la battait et la violait.
Après 18 mois, un soir, la vie de Xiaohua bascula dans l’abjection : rentrant de l’atelier, harassée de fatigue, elle fut barrée à sa porte par deux malandrins qui lui expliquèrent que Luozong venait de perdre leur maison au Mahjong. Toute la nuit, elle erra dans les rues, n’osant avouer son infortune aux voisins ni prévenir les parents !
Liujie fut celle qui la sauva. Elle lui offrit un coin de son logis et puisqu’elle était mariée, ben… à lui aussi – selon la loi, il n’y avait pas le choix. Luozong fit des serments d’ivrogne, se fit humble. En plus de la perte de son toit, il avait aussi des dettes à rembourser, et comptait pour cela sur l’aiguille, les ciseaux de « ses » femmes. Mais bientôt, il reprit la boisson, des volumes effrayants de bière et de baijiu (gnôle de sorgho), la drogue, et les volées qu’il infligeait à sa femme pour un oui ou pour un non. Un soir, en manque, il la frappa d’un tisonnier et l’assomma, manquant de l’éborgner.
Une autre terrible nuit, il fut empêché par Xiaohua et un voisin, alerté par les cris, de violer Liujie. En ces épreuves, les amies se soutenaient du mieux qu’elles pouvaient, désormais sûres que seule la séparation pouvait les sauver – mais comment faire ? La loi l’interdisait, sauf avec accord du conjoint, bien évidemment impensable !
La Fête du printemps approchait. Selon la tradition, des semaines à l’avance, tous préparaient la bombance, échangeaient porc salé contre farine, tofu fumé contre navets préservés ou huile de sésame, ne payant au marché que ce que le troc ne pouvait fournir.
A la distillerie, sans mégoter sur le millésime ni sur la marque, Xiaohua et Liujie achetèrent quelques jarres du baijiu le plus raide, 52° garantis, et les cachèrent. Avec ce qui leur restait, elles réunirent encore de quoi concocter un banquet présentable.
Quand tonnèrent les pétards, la nuit du Chunjie, elles disposèrent le dîner sur la table et à la surprise du ruffian, sortirent les coupes. Croyant qu’elles n’avaient qu’un peu de bière en réserve, il s’apprêtait à les lâcher après dîner, pour aller faire la tournée des grands ducs. Feignant la gaité, à qui mieux mieux, elles trinquèrent avec lui – recrachant discrètement l’alcool dans leurs serviettes. Que ces deux belles rivalisent à le resservir, sans lui tenir rigueur des violences passées n’éveilla pas sa suspicion : « la dernière raclée leur avait enfin appris qui était le maître ici ! ».De fort bonne humeur, il ne se fit pas prier pour vider le stock, verre après verre.
Trois jours plus tard, frappant pesamment à son huis, un huissier le tira de la plus martelante gueule de bois de sa piètre existence. C’était pour lui remettre les papiers du divorce, qu’il avait signés saoul. Le document était contresigné par un ami de Liujie, membre influent du comité municipal. Autour de lui, la maison était vide : les deux coquines avaient tout vidé, sauf les bouteilles vides, sur lesquelles trônait la flèche du Parthe, leur message d’adieu lui confirmant qu’il récoltait ce qu’il avait semé, et qu’elles disparaissaient pour toujours. C’est alors seulement qu’il réalisa qu’elles venaient de lui jouer le premier des 36 Stratagèmes, l’ouvrage classique de l’art de la guerre : « en dupant le ciel (l’empereur dans le proverbe, ici le mari), franchir la mer » – 瞒天过海, mán tiān guò hǎi.
Sommaire N° 20