Le 07/12/2011 à Jinghua (Zhejiang), trois policiers sonnent à la porte de Zhang Guofeng, 39 ans : « Vous êtes bien Ji Siguang, de Qiqihar ? » demandent-ils, courtois mais sur le qui-vive. Suit un grand silence. Au visage de l’homme se succèdent rapidement plusieurs émotions intenses, stupéfaction, désespoir, résignation, tandis qu’il confirme en un murmure. Quelques instants après, il les suit, pieds et mains menottés ! En effet, sa capture marquait la fin d’une vie de gloire pour cet homme célèbre et ses 13 ans de cavale. Le 06/12/1998, à Qiqihar (Heilongjiang), avec trois complices, il avait agressé un policier en goguette avec son épouse, pour lui dérober son arme de service, son argent et son téléphone. Depuis, Ji en fuite était recherché par la grande maison qui venait de retrouver sa trace.
Ji n’avait jamais eu de chance dans la vie. Dans les années ’80, il vivait dans la terreur d’un père analphabète et alcoolique, obsédé d’en faire un homme d’affaires. Par contradiction comme par sensibilité propre, Ji ne rêvait que de cape et d’épées, de « fleuves et lacs » (江湖 jianghu), l’environnement littéraire des bandits d’honneur.
Un jour, il remporta le second prix municipal de théâtre, ce qui n’était pas rien en cette ville de plus de 5 millions d’âmes. Mais à sa grande désolation, apprenant sa distinction, son père s’était répandu en injures grossières, l’accusant de perdre son temps. Ainsi avec son fils, il avait rompu le dialogue à jamais – il porte une part de responsabilité dans sa chute, en l’ayant privé de son soutien moral quand il dut se lancer dans la vie. Une fois l’école finie, pour gagner sa vie, Ji avait trouvé un petit job d’animateur dans un bar. Un soir aux bains publics, il avait rencontré des gangsters qui l’avaient ébloui par leur langage codé, leur hâblerie de buter un ennemi, et d’aller aux filles. Cherchant leur faveur, il leur donnait du « grand frère », payait leurs restaurants. Une fois sans le sou, il se retrouva pris au piège, forcé de travailler pour eux. Le résultat avait été cette attaque, subie plus que voulue, qui en quelques secondes, le fit passer du clan des honnêtes gens à celui des bandits – un aller simple, sans retour possible.
La nouvelle de sa chute fit l’effet d’une bombe auprès de centaines de millions de téléspectateurs. Car exilé au Zhejiang, 2.500km plus au sud, avec nom d’emprunt, il avait refait sa vie loin du banditisme et s’était fait acteur de séries TV. Doué, il était devenu vedette, tournant en quelques années, 30 séries parmi les plus populaires. Le pays découvrait que c’était lui, Yan Hui l’espion dans « l’Orient est rouge » (2009), Cui Ran l’eunuque dans « Shen Yi Dadaogong » et surtout Sheng Xang le commissaire, dans « le fugitif », feuilleton de 2008. La somme de ces rôles aboutissait à l’image d’un homme talentueux et honorable, en contradiction avec son arrestation et inculpation. Le public se sentait floué sans trop savoir par qui : l’acteur ou les policiers ?
Dans la presse, une énigme est escamotée par la censure. Après avoir joué les fils de l’air depuis si longtemps, l’affaire finalement plutôt bénigne étant oubliée, son arrestation devenait de moins en moins probable. La police l’a attrapé grâce à un tuyau anonyme depuis Qiqihar. Peut-être quelqu’un l’a reconnu dans ses films mais pourquoi le dénoncer ? Souvent, la délation provient d’un rival jaloux ou d’une femme abandonnée, l’un comme l’autre décidés à « venger le mal par le mal » (以仇报仇, yǐ chóu bào chóu). Ji peut aussi s’être laissé aller à lâcher cet aveu capital sur son passé, par souhait inconscient de payer sa dette, après tant d’années à fuir et à trembler.
Quelle que soit la raison, sa capture lui coûtera le prix le plus lourd, la prison sans doute à vie. Car le policier, à l’époque, fut sérieusement blessé – ici, on ne plaisante pas avec ces choses-là. Enfin, la Chine oubliera vite ce génie dévoyé qui, pour protéger sa liberté, avait fait le pari d’apparaître sur le petit écran, jouant son propre rôle de bandit en cavale !
Sommaire N° 18