EM : Ai Weiwei, voilà que s’ouvre Entrelacs, votre première exposition en France, au Jeu de Paume …
AWW : Grand merci à la France de me donner l’occasion de présenter cette rétrospective de mon oeuvre depuis les années ’80, à partir de 250.000 données en Chine, aux USA (de 1981-1993), créations artistiques, projets d’architecture, travail sur internet. Le tout, autour de la question : « Qui suis-je? ».
La France joue un rôle spécial dans ma culture. Dans les années ’30, mon père (Ai Qing, célèbre poète révolutionnaire, ndlr) avait vécu 3 ans à Paris et avait été fortement influencé par le courant d’idées progressistes qui y régnait. Ce qui, de retour au pays, l’avait inspiré. Et moi après lui.
EM : Que représente pour vous la France ?
AWW : Le pays de l’humanisme, de la liberté d’expression, de l’égalité, de la fraternité, de toutes ces valeurs universelles. Et dès le plus jeune âge (sourire), nous tous en Chine, avons en tête l’histoire de la Commune de Paris. Forte influence, en tant que berceau du socialisme…Aujourd’hui pourtant, ce rayonnement français ressort moins. Nous avons eu, il y a quelques temps, les années croisées franco-chinoises. La France s’y est fort exprimée via sa mode vestimentaire, ses parfums… Pardonnez-moi, mais c’était un peu mince, face au passé. Au demeurant, je reste fasciné par ce pays qui sait si bien vivre…
EM : Voulez-vous dire que des pays émergents, telle la Chine, s’expriment de plus en plus, et de vieilles démocraties comme la France, l’Europe de moins en moins ? La pompe s’inverse-t-elle en art, comme en industrie et en commerce ?
AWW : En matière d’art, la France a été très prégnante pour nos écoles. Est-il possible d’inverser le mouvement, et que la Chine aille influencer la France ? Je crois que c’est pour le moment hors de question. Depuis trop de temps, notre parole indépendante et notre imagination ont été opprimées. Notre nation en est restée profondément affaiblie. Par exemple, l’Allemagne et la Chine organisent à leur tour leurs années croisées. Or, en musique, la Chine va fournir le 京剧 (jīngjù), l’opéra ‘de Pékin’. Mais en Chine, personne ne regarde plus çà. C’est un produit «has been», spécial export, ‘bidon’. À vrai dire, la faute en revient aussi aux nations étrangères pour ne pas oser réclamer de vraie création, aux diplomates qui préfèrent gaspiller les deniers de leurs contribuables, sous prétexte d’échanges culturels, qui en fait n’ont pas lieu.
EM : Depuis vos débuts, vous traquez corruption et mauvaise gouvernance. Est-ce un des piliers de votre inspiration ?
AWW : Je suis un artiste qui vit en une ère de mutation. C’est un défi qui m’impose de me trouver aux avant-postes, pour montrer du doigt les problèmes. Nous savons tous que le vieux monde disparaît. Si nous hésitons à parler, à susciter le débat, c’est un manque de responsabilité !
EM : Pouvez-vous approfondir un peu plus le rôle de la provocation dans votre art ? Est-ce une technique psychologique d’éveil ou une réminiscence de l’éveil taoïste ?
AWW : Oui, selon le Tao, le monde est un tout où tous participent, pour représenter, améliorer l’univers. Mais ça ne marche que par les individualités – en agissant avec conscience globale. Sartre dit la même chose en affirmant que l’individu doit s’exprimer pour se faire le modèle de sa société.
EM : Mélanger des éléments hétérogènes dans vos créations- objets, photos, architecture – c’est un creuset de votre créativité. Comment faites-vous la sélection ? Le mixage ?
AWW : Je ne suis artiste, que quand je peux me renouveler. Ce n’est pas la sélection entre tel ou tel support et leur mix qui fait l’oeuvre, mais le chemin nouveau qui me recrée artiste. Conceptuellement, s’engager dans une voie inconnue qui n’a encore ni nom ni identité, qui est à risque, c’est ce qui fonde mon oeuvre. Ces collages que je fais, ne sont ni stratégie ni tactique, mais une contradiction qui fait mon être.
EM : Depuis un ou deux ans, le pouvoir définit l’art comme un pilier de l’économie. D’ici 2015, il prétend en tirer 5% du PIB ou 200 milliards de dollars, en produits culturels vendus en Chine et exportés comme des petits pains en France, en Allemagne, en Amérique… qu’en pensez-vous ?
AWW : Sans liberté, pas d’art. Sans individualité et expression personnelle, pas d’art. Jusqu’à hier, nous avions un riche patrimoine. Mais nos temples ont été détruits, notre savoir-faire artisanal, nos écoles traditionnelles idem… Pour recréer ce qui est perdu, il faudra 100 ans. Aujourd’hui, ils essaient de racheter les oeuvres parties à l’étranger, de monter de nouveaux musées, mais ca ne marche pas. Ils ont dépensé des milliards de dollars, ils réussissent dans bien des domaines, mais pas dans la culture.
EM : Quelle serait la bonne politique d’art en Chine ?
AWW : C’est simple, la politique ne doit pas se mêler d’art. Ils devraient lever la censure, seul « art » qu’ils maîtrisent.
EM : Et dans l’éducation, alors ?
AWW : Nos enfants se lèvent vers 5-6h du matin, et passent la journée à suivre les cours et bachoter jusqu’à minuit. Toute leur vie est consacrée à la préparation des examens. On ne cherche jamais à détecter, cultiver leurs qualités innées. Ainsi, ils deviennent des produits anonymes, sans passion, ni individualité. Mais alors, comment cette jeunesse chinoise pourra-t-elle soutenir la concurrence de celle des pays de l’Ouest, formée au jugement et à la raison ?
Ici, l’Etat doit desserrer en partie les contrôles, leur donner les moyens d’accéder au libre arbitre.
EM : Comment voyez-vous l’avenir, dans 10 ou 20 ans ?
AWW : Je crois en l’avenir de mon pays. On est maintenant au creux de la vague, on ne peut pas aller plus bas. J’ai confiance dans la jeunesse. Elle est notre avenir, lequel sera simple, et pas sophistiqué.
EM : Que pensez-vous de Weibo, le twitter chinois ?
AWW : Un outil nouveau et magnifique. Par nature, il est in-contrôlable, sauf à le fermer. Le Weibo va changer l’avenir !
EM : Votre père semble avoir exercé une forte influence sur vous, tout au long de votre vie. Pouvez-vous en parler ?
AWW : Mon père m’a marqué par sa créativité, mais aussi son sens de la justice et de l’équité. Il me disait toujours « qui dit la vérité, est plus puissant qu’un roi ». Cela m’a impressionné. Personne, que ce soit le pouvoir ou l’armée, ne peut me faire faire ce à quoi je ne crois pas. Je fais aujourd’hui tous ces efforts pour que, là où il est, il soit fier de moi.
Chaque génération s’efforce de laisser sa marque, pour que la suivante se souvienne, et ne se dise pas que ceux d’avant leur ont légué des problèmes à régler seuls.
***FIN***
* Extrait de l’Interview pour Polka Magazine (n°17), à l’occasion d’ «Entrelacs», 1ère exposition de l’artiste en France, musée du Jeu de Paume, 15/02-29/04
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