À Rio, Dakar ou Shenyang (Liaoning), joue cette loi universelle des hommes : quand les parents divorcent, les mômes trinquent.
Ceux de Zhang Qingli s’étaient quittés quand il avait six ans. Son père s’était remis avec une marâtre acariâtre. Disputes, corrections se succédaient, menant au petit une vie d’enfer. à 10 ans, en plein hiver 1996, suite à une soirée horrible, il avait fugué, par -25° dans le blizzard, sans anorak ni refuge. Trouvé mourant, il avait fallu l’amputer des deux jambes – faux départ dans la vie, s’il en est !
Des chances, il y en a toujours, pour peu qu’on sache les saisir. En 2006 à la TV, il voit le reportage d’un pépé s’étant découvert sur le tard une vocation de China-trot-ter, pédalant au gré des saisons du Yunnan à Dalian. Or, ce qu’un faible vieillard faisait, pourquoi un jeune de 20 ans, même cul-de-jatte, ne pourrait-il pas le faire ?
Il appela la Fédération des handicapés, et soumit son projet. Laquelle décida de le soutenir en offrant un fauteuil roulant. Il compléta ce viatique d’une carte, d’une boussole, d’un cahier noir et de quelques vêtements. Et il partit avec en poche, 40 renminbi, arpentant à son tour les nationales, G102, G108…
Ce fut une renaissance. Après quelques semaines, à 300 brassées au km et 60km/jour, il avait des biceps à la Popeye. Surtout, il découvrit qu’en produisant son déplacement, il reprenait la maîtrise de sa vie, faisant disparaître son handicap : en s’éloignant de toute rencontre déplaisante, il pouvait choisir sa compagnie. En prenant ses distances dès qu’on lui manquait de respect, il pouvait même éduquer son monde. Du coup, ses rapports avec les autres en étaient magiquement inversés : sa dépendance éliminée, remplacée par l’admiration des autres, pour son exploit permanent.
Hommes et femmes de rencontre se battaient pour l’accueillir. Et il jouissait de son image nouvelle. Les handicapés, c’étaient les autres, dotés de jambes mais privés d’une vertu ô combien plus vitale : le courage de partir, coupant tous liens, pour la grande aventure.
Une fois dans ce paradis qu’il avait d’abord découvert par hasard, puis apprivoisé, il n’en est plus jamais ressorti. En six ans, sous son corps trop puissant, il a brisé trois fauteuils, usé 100 paires de pneus, dévalé 20 provinces, de Mongolie au Hunan, du Jiangxi au Laos, via le Xishuangbanna (Yunnan). Quand il pleut, il sort l’imperméable offert par un patron de PME. Ses nuits, il les passe sous les abris de bus. Quand il a faim, il se nourrit de ce qu’on lui donne – le ciel pourvoit plutôt généreusement à ses besoins, qu’il a de toute manière appris à limiter au nécessaire frugal.
Au chapitre «accidents», les Dieux ont été compatissants – une seule fois en 2007, dans le Shanxi, sur une chaussée glissante sous l’averse, il perdit le contrôle du fauteuil, culbuta dans un fossé. Quand il sortit de sa commotion, c’est par lui-même, au bout d’heures d’efforts, qu’il put s’arracher à la glaise pour aller au prochain dispensaire faire recoudre sa joue ensanglantée.
En octobre dernier, à Nanning (Guangxi), en route vers le Vietnam, il recassa sa chaise. Fort de son expérience, il s’est rendu droit au magasin Giant (marque d’origine taiwanaise, la meilleure du pays). Il savait y trouver le club de cyclotourisme déployé partout à travers le pays. Face à une demi-douzaine de fans de la petite reine, il raconta sa vie, ses étapes, son combat. Il fut applaudi, et ce fut de bonne grâce, avec enthousiasme même que le patron lui offrit sa soudure gratis, un panier à bagages, une nuit d’hôtel, et le lendemain, sur la caisse du club, 500¥ pour la route.
Comment croyez-vous que Zhang Qingli se sente aujourd’hui après six ans de route ? à 35 ans, loin d’être usé par ses aventures, il déborde d’énergie. Il veut faire le tour du monde, découvrir Singapour, l’Australie. Ayant appris à convertir ses handicaps en atouts, il veut désormais financer son voyage en l’écrivant ou en le filmant, afin de nourrir de larges populations de son rêve vécu au quotidien – prouver à tous la justesse de l’adage selon lequel yǒu zhì jìng zhé, shì jìng chéng 有志者 事竟成 « Vouloir, c’est pouvoir » !
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