Petit Peuple : Chongqing—la constance du portefaix

L’acte héroïque de Zheng Dingxiang semble fait de cette pierre dont on pave en Chine l’harmonie sociale, et qu’affectionnent les officines de la propagande. Un « frère Bangbang » en Chine, est cet être en voie de disparition, le portefaix avec son bât de bambou poli sur l’épaule, qui lui permet d’équilibrer deux charges astronomiques : un mode de transport bien adapté aux ruelles sinueuses de villes de montagne comme Chongqing (Sichuan).

Ce métier, Dingxiang l’exerce depuis 40 ans, réduit à cette extrémité par son manque d’éducation et par la charge de 5 autres bouches que la sienne : 2 grands-mères, son épouse, 2 petits-enfants, depuis que son fils émigré à Canton a été quitté par sa femme lasse de son impécuniosité chronique.

En plus des 3 lopins qu’il cultive dans les collines à des heures de marche (lui rapportant 1 à 2 sacs de haricots et de soja/an), Zheng vend chaque matin ses bras au marché de Wanzhou, son arrondissement : 3¥/h la petite charge, 10¥ la lourde.

Ce soir du 9 janvier, un marchand de nippes venu se  réachalander à Chongqing, cherchait porteur pour «10¥» : tarif si outrageusement bas pour la demi-camionnette de textile, que tous tordaient du nez. Jusqu’à ce que le brave Zheng finisse par se sacrifier, crachant dans ses mains et fixant les colis à sa palanche avant de s’ébranler, ployant sous le faix.

A travers ces ruelles au pavé peu sûr, le client crapahutait gaiement, insouciant de l’épreuve du pauvre coolie (un des rares mots français, soit dit au passage, venus du chinois, de 苦力, signifiant «force amère») : après une courte halte pour éponger d’un revers de manche élimée et crasseuse la sueur du front, Dingxiang dut se rendre à l’évidence : son pékin avait disparu. Il re-tourna au marché – mais en vain. Espérant détecter un indice, il ouvrit les ballots. Il y trouva 35 manteaux et 36 pulls, mais sans adresse. Qu’en faire? La décision apparut immédiate, d’une clarté adamantine: en aucun cas il ne pourrait garder ce petit pactole. Sourd aux voix tentantes des collègues suggérant de tout mettre au clou, au moins de s’en garder un « au chaud contre le froid », Zheng se mit à arpenter les rues, d’un marché à l’autre, pour retrouver son chaland -toujours sans succès.

La neige qui tombait, la toux qui creusait sa poitrine ne vinrent pas à bout de son obstination. Médusés, les agents du commissariat le virent entrer faire sa déposition… Mi-compatissant, mi-goguenard, l’un d’eux avait suggéré la solution classique : une petite annonce.

C’est au guichet du journal que Zheng trouva sa formule,  admirable de concision lapidaire, «je manque d’argent, mais pas de ver-tu». Tout de suite répercutée à la rédaction, elle toucha un journaliste qui se précipita pour l’interviewer.

C’est suite à cet article que le client refit surface cinq jours plus tard : Chen Guixi, stupéfait de sa bonne fortune, et qui avait depuis belle lurette fait le deuil de sa camelote. De retour chez lui dans le Guangxi, il s’était fait co-pieusement disputer par son épouse, qui l’avait renvoyé à Chongqing, pour refaire son stock. A présent éperdu de gratitude, Chen voulait offrir à Zheng 500¥ d’étrennes. Ce dont avec le sens exacerbé de l’honneur des pauvres, Zheng ne voulait en aucun cas entendre parler: «tu peines dur comme moi », fit-il, «et comme dit le proverbe, une chose perdue en rue, n’est pas pour autant à celui qui la trouve» (路不拾遗 lù bù shí yí).

Zheng Dingxiang venait d’illustrer pour nous la très bouddhiste vertu au nom de laquelle moins on en a, et moins on en désire. Lui-même tirait de l’aventure une satisfaction inoubliable: celle de s’être découvert membre d’une noblesse plus rare que celle du sang ou de l’argent : de celle du coeur.

Quant au journal, le fait d’avoir tiqué sur cet acte de désintéressement, prouve sa rareté. Elle-même indice (a contrario) que beaucoup de Chinois ont un petit quelque chose sous le soleil…

 

 

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