Petit Peuple : Pékin – la fin du monde, vue de Tian An Men

Suite logique du Petit Peuple précédent, notre histoire du jour met en scène un expatrié malchanceux. Hors-sujet ? Non, car selon les Grecs : «  eoton timoroumenos », rien de ce qui est humain (en Chine), ne peut être étranger à cette rubrique!

En 1985, du temps où Pékin était encore silencieuse et uniforme, un homme d’affaires français avait été envoyé par sa firme négocier l’ouverture d’une usine. Les désaccords le disputaient aux incompréhensions. Ainsi, Paris rêvait d’une production « sold in China », mais les Chinois visaient le réexport. Sur tels points d’achoppement, les palabres s’épuisaient depuis bientôt un an.

A l’hôtel des négociations de l’époque, le Xiyuan, Paul (appelons-le ainsi), moins de 30 ans, voyait s’égrener ses jours monotones, entre le business center où les télex tardaient interminablement et la salle de réunion au décor de calligraphies. Il se mit à la haïr, avec sa table en fer à cheval où il affrontait des hordes de cadres, jamais les mêmes, sur des dossiers trop divers pour qu’il les maîtrise tous. Sibyllins, ces ronds de cuir ne se départaient jamais d’une politesse glaciale, mais ne se privaient pas de commenter, sourires en coin, en mandarin (qu’il ignorait), ses propos à lui en anglais.

Ils venaient d’une dizaine de ministères, tous maîtres d’un tampon invariablement obligatoire. De temps à autres l’un d’entre eux, dans le couloir, réclamait sa petite enveloppe, ou bien un banquet qui selon lui accélérerait la conclusion : c’était le prétexte encore, à un concours de maotai, gnôle de sorgho, la hantise de Paul. 

Au fil des mois, Paul passa de l’enthousiasme à la neurasthénie. A titre de loisirs, il  regardait les cassettes vidéo, écoutait les audio qu’envoyait sa famille. A Noël, il reçut un colis saucisson, pâté, café qu’il se faisait à l’eau des thermos de sa chambre. Il dînait parfois avec les compatriotes, à son hôtel Jianguo. Aux grands jours, on tapait la belote…

Un beau lundi enfin, le contrat fut prêt.  Vêtu de son meilleur costume, Paul avait préparé son tampon et son Mont-Blanc. Autour du fer à cheval, tous étaient avec lui, prêts à signer, quand un petit homme chauve à besicles ringardes et costume élimé, se leva pour lui signifier d’une voix monocorde : maldonne, son instance restait insatisfaite. Du coup, avec ferveur, deux autres se joignirent à l’exigence de renégociation.

Paul alors, comme on dit en argot, « péta un câble ». D’un geste ivre, refusant désormais tout échange, il baissa son pantalon et se mit à s’épancher, dirigé vers ceux qu’il reniait désormais.

Médusés, les négociateurs le firent ramener manu militari à son hôtel pensant à du surmenage. Là, seul, perdu dans sa chambre, hagard, Paul tomba veste, cravate, chemise, pantalon. Nu comme un ver, impavide, il prit l’ascenseur, insensible aux cancanées ahuries de la camarade liftière.

Sur son passage dans le grand hall de l’hôtel, la foule se figea. Une fois sur l’avenue, il s’élança d’un trot joyeux et déjanté vers Tian An Men, le siège immémorial des plaintes populaires. Interloqués et ravis de l’aubaine, les passants le suivaient du regard. Très vite surgit la solution au choquant désordre occidental. Parvenu à peine au Magasin de l’Amitié, une escouade de jeunes soldats agrippa Paul, l’enroula dans une couverture, l’embarqua sans résistance dans une ambulance kaki, direction l’ambassade. Le lendemain, rhabillé, nanti d’un «billet de rapatriement» et de sa valise faite en catastrophe par un diplomate, Paul quittait le pays pour toujours, à bord du 1er vol  d’Air France.

Affaibli par un trop long calvaire, Paul n’avait pu résister à « la flèche tirée de l’ombre » (暗箭伤人 àn jiàn shāng rén). Il s’était défendu avec l’ultime moyen qui lui restait : la plainte du corps nu. C’était le même langage que celui de la dame de la semaine dernière – celui des humiliés de tous lieux et de tous siècles.

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