Petit Peuple : Shanghai – le cri du corps

Vers 11h, d’un étouffant matin d’août, sur les marches du Tribunal de Pudong Shanghai, Zhuang Jinghui affichait sur son dos le dazibao de ses doléances : « respect de la loi, droit à porter plainte ». De sa silhouette émanait un curieux mix de grotesque et de colère. La femme de 77 ans exhibait les plis de son ventre, ses membres aux muscles disparus, ses fesses décharnées – elle était nue.

A la base du fait divers se trouvait l’éternelle histoire de l’expropriation abusive. Faute de disposer d’un impôt foncier comme partout ailleurs, toutes les mairies chinoises y recourent, chassant chaque année des masses de citoyens propriétaires – seul moyen pour elles de boucler leur budget. Aux expulsés, elles paient le prix de ce que les proprios avaient payé 20 ans plus tôt. Aux promoteurs, elles cèdent aux enchères à prix d’or. Ces derniers se remboursent au centuple, sur la plus-value des tours aux vues imprenables qu’ils bâtissent, succédant aux hutongs et cours carrées qui occupaient les lieux depuis le début des temps. Cette politique est plus qu’impopulaire, elle est haïe. Cette pratique génèrerait 90 à 190 000 émeutes par an, et toujours plus. Le cas de Mme Zhuang comporte une variante aggravante : l’expulsion causa le décès de sa soeur, ajoutant lourd au préjudice.

Tout commença en 2002, quand la ville convainquit cette doctoresse de goûter au repos mérité, en lui achetant sa petite clinique. Or, premier accroc, le montant ne fut jamais payé. En 2004, en son absence, huissiers et casseurs entrèrent chez elle, où vivait aussi sa soeur. Dans la bousculade, elle tomba en syncope. Emmenée à l’hôpital, elle succomba. Les media ayant relaté la violence des nervis, la «Réserve foncière» de Pudong (l’organe auteur de l’expropriation) lâcha du lest, le temps que s’estompe l’affaire. En 2008, pensant la tempête calmée, elle fit séquestrer Zhuang trois jours dans un hôtel, le temps d’aplatir l’immeuble. Zhuang reçut pour l’occasion une enveloppe dérisoire : 200¥.Mais la justice ronronnait doucement. Cinq ans après son dépôt, la plainte de la toubib débouchait sur un verdict. «Réserve foncière» était condamnée à lui verser 5000¥/mois jusqu’à son relogement. En fait, 2 ou 3 mensualités tombèrent, avant de s’interrompre.

Été 2011, Zhuang vit débuter une nouvelle ère de sa vie. Une fois épuisées ses économies et la charité de ses proches, elle n’avait plus de moyen de subsistance. Alors s’imposa avec simplicité biblique ce geste extrême : aller s’agenouiller dans le plus simple appareil sur les marches du Tribunal. Le 18/07, son 1er essai fut vain. Cosmopolite, Shanghai est rompue aux excentricités, à la nudité d’artistes comme d’implorants : à bout de forces, la vieille dut bien se rhabiller et retourner à la chambrette qu’on lui prêtait encore.

Le 12/08, elle tenta à nouveau et là, un badaud s’arrêta, 2 puis 3, groupuscule d’indignés scandant yuwang (terme shanghaïen pour «injustice») – trop heureux de pouvoir lâcher la vapeur sur d’autres sujets de colère. Ensemble, ils furent reçus au tribunal mais toujours sans succès. Entre Réserve foncière et ce greffe, le combat était trop inégal, admit sans fard un juge – l’instance était bel et bien au-dessus des lois. Quelques jours plus tard, la retraitée recevait la visite d’appariteurs peu amènes, qui lui conseillèrent de surveiller ses nerfs et son habillement, sous peine de se retrouver en asile, entourée de vrais fous : pas le meilleur décor pour finir ses jours.

Pourtant, le combat continue, dans les médias et sur la toile. Par son pathétique combat de David contre le géant, Zhuang trouve des alliés. Le meilleur, à vrai dire, se trouve être l’énergie vitale sourdant du fond de sa misère. Le dicton dit qu’« une fois acculées, les bêtes mordent » (kùn shòu yóu​ dòu​, 困兽犹斗) . Même les rois et empereurs les plus puissants peuvent redouter le désespoir ultime : la plus grande des libertés commence quand on n’a plus rien à perdre.

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