Que Wikileaks déverse sur les trottoirs les secrets des diplomates américains, n’a pas que du mauvais. Concernant la politique chinoise, il arrive à lui rendre une bouffée de chaleur humaine, dont elle pourrait sembler parfois un peu dépourvue.
Début février 2007, Shi Jing, le brave Secrétaire du district de Dingxi (Gansu) reçoit par porteur spécial un courrier ultra-confidentiel : un cadre vient de Pékin préparer la visite d’un leader national, le soir du Chunjie (Nouvel an lunaire, 17/ 02). Le lendemain, il voit arriver en personne, muet comme une carpe et couleur de muraille, Ling Jihua, n°2 du Bureau de l’organisation du PCC : ce très haut cadre règle avec lui les détails de l’escapade du dignitaire. Mais sur son identité, il garde le secret, ne lâchant qu’un indice : juste 2 medias, Xinhua et CCTV, couvriront l’événement. Ce qui suffit pour mettre à Shi Jing la puce à l’oreille. Car moins de journalistes (envoyés par le Parti), et plus l’homme est haut placé. Deux reporters, ce ne peut être que pour Hu Jintao-même ! Pour autant, aguerri par 25 ans de carrière, Shi est trop fin pour en demander plus : une fois le mandarin reparti, quand d’autres cadres sollicitent ses lumières, il se contente de répartir, sourire en coin: « une huile vient nous voir, mais je ne peux vous dire d’Hu elle vient ». Avec l’homme de Zhongnanhai cependant, Shi a négocié. Pour sa pauvre région, une visite de Hu est la chance inouïe de montrer au pays sa célébrité locale : la patate de Dingxi, et il ne la ratera pas !
J-3, les choses s’emballent. Retour du vice-directeur Ling qui se fait conduire à Daping, chez le vieux Li Cai (70 ans, fidèle de longue date)- que Hu avait déjà visité en 1999. Méticuleusement, Ling s’assure que sa ferme fait toujours « couleur locale ». Il instruit «vieux-Li» de ne plus tailler sa barbe fleurie d’ici la visite, et Shi, de cacher TV ou autre gadget électroménager que les cadres locaux adorent essaimer à l’approche des leaders en visite, histoire de se faire bien noter – Ling connaît la musique! Côté menu, ordre est donné de préparer des jiaozi (raviolis) qui seront roulés au dernier moment—le leader voulant mettre la main à la pâte et farcir ses raviolis comme au bon vieux temps de sa vie d’étudiant. En fait, ceci est une entorse à la tradition du Gansu, qui n’a pas la tradition du jiaozi. Mais qu’importe. Idem, pour la friture des traditionnels « escargots » en colimaçon, Ling s’assure que le patron recevra des baguettes extra-longues et un wok à chaleur réduite, pour prévenir les projections d’huile sur son impeccable costume.
Le jour J, Hu apparaît. C’était donc bien lui ! L’étape des raviolis se déroule bien, comme celle des fritures. Le problème surgit au moment des patates. Fidèle à son plan promotionnel, Shi a fait installer un poêle (à bois, bien de chez nous, pas électrique), avec tuyau perçant le toit, pour que Mme Li y fasse bouillir les tubercules, sous l’oeil complice du caméraman—lequel filme ensuite le 1er magistrat de la République se servant d’une pomme de terre, et la pelant. Mais quand il prétend jouer au papy de la nation (concurrençant sur ce terrain Wen Jiabao, le 1er ministre), quand il offre un bout de patate chaude à Xiao Li, quatre ans, voilà que la petite poison risque de tout gâcher en rejetant bruyamment l’impérial service. Car elle en a soupé, la fillette, des patates de Dingxi ! Copieusement et jusqu’à la nausée. Heureusement, Hu, grand-père lui-même et diplomate, sauve l’instant en ne faisant qu’en rire, tandis que la mère-grand –un peu pâlotte– convainc la gamine d’avaler sans faire plus d’histoire.
Quelques mois après, le secrétaire Shi, persuadé que sa présentation du tubercule local, à l’heure de grande écoute, avait valu à la région des commandes en millions de yuans, relate son histoire à des hôtes américains.
Malheureusement, le fait d’avoir « balancé » l’histoire aux étrangers et, par l’action de Wikileaks, au monde entier, risque de porter un coup à sa carrière. Mais pas à celle des journalistes ayant popularisé l’histoire : en culture chinoise, seul le 1er coupable est puni. Comme le résume l’adage, « le fusil ne frappe que le 1 er oiseau à montrer la tête » (枪打出头鸟—qiāng dǎchū tóu niǎo).
Sommaire N° 35