Petit Peuple : Ningxia – la filière du yack

« Chris », 18 ans, n’avait pas toujours été yankee. Il gardait mémoire de Chine, de l’orphelinat de Luoyang (Henan) où il vécu 12 ans plus tôt. Il se languissait de revoir sa terre, ses parents d’autrefois—de comprendre pourquoi il avait été abandonné. Selon la fiche de l’établissement, Jiacheng (son nom d’alors) avait été déposé le 27-02-99. Mais l’information puait le trafiqué: une ayi et un cliché attestaient de sa présence sur place, dès 1998 à tout le moins.

Julia, la mère adoptive américaine, avait repris l’enquête à zéro. Avec les souvenirs de Chris, elle avait monté un dossier, envoyé en avril 2009 à «baobeihuijia», site spécialisé dans la recherche d’enfants perdus.

Dans les limbes troubles de sa mémoire, ses parents, des paysans, répondaient aux noms de Jing Gaoke et Shao Julian. Ils dormaient sur un kang, cultivaient maïs et pommes de terre, élevaient des yacks aux longs poils blancs et noirs, que le môme chevauchait le soir, de retour du point d’eau.

Une fois traduites, Baobei huijia retransmit ces données à ses 10 000 bénévoles, avec pour mission de localiser «Dongjiakou». Sur la quinzaine de villages de ce nom en Chine, ils en retinrent deux, au Qinghai et au Ningxia : seules régions où l’on séchait les nouilles au soleil, où les torrents tarissaient parfois, et surtout, d’où le bus pour Luoyang prenait trois jours et trois nuits – selon l’Odyssée vécue par Jiacheng vers son pensionnat.

Notons au passage, l’écart entre les versions de l’orphelinat et de Jiacheng, sur le mystérieux adulte qui l’emmenait alors : pour l’un, un «policier qui l’avait trouvé sous un pont», pour l’orphelin son 1er père adoptif.

Car le parcours de l’enfant avait été tout sauf simple. À cinq ans, il avait été adopté par un couple de médecins de la ville, où il avait coulé trois années de bonheur naïf. Jusqu’à ce jour où, sur un coup de blues, se languissant de son papa et sa maman, il avait fugué. Rattrapé, il s’était retrouvé à l’orphelinat, chassé du paradis perdu.

L’enquête patina jusqu’en juin, où un bénévole rechercha sur le web les noms des parents. Jusqu’alors, croyant que de simples fermiers ne seraient pas cités sur internet, tous avaient négligé cette procédure élémentaire. Or, après 5 minutes, bingo : apparurent les noms de deux médecins, co-auteurs d’un article dans une revue médicale du Ningxia. Une clé de l’énigme était trouvée.

Le volontaire appela le Dr Jing Gaoke—et subit une immédiate rebuffade. Avec acidité, ce dernier clama n’avoir jamais eu de fils adoptif, et lui raccrocha au nez. Désarçonné, Baobeihuijia se ressaisit pourtant bientôt et poursuivit l’enquête : bientôt, à l’hôpital de Ningxia, il dénicha un chirurgien qui jura que le couple avait bien perdu, il y a longtemps, un enfant adopté. Mais pourquoi avoir menti ? Il s’agissait de filer doux et calmer un Jing Gaoke, à l’évidence angoissé.

A force de psychologie, les enquêteurs finirent par faire avouer au père cette paternité qu’il refusait. Jiacheng était bien son fils, adopté en 1995 de son frère fermier — il fallait alors contourner la loi de l’enfant unique, et éviter l’amende, quoique la belle-soeur vienne de retomber enceinte. Si le toubib perdait les pédales au souvenir de cette maudite année 1997, c’est que lors d’une ballade à la campagne, ils avaient perdu Jiacheng. Le drame avait brisé le clan. Les frères s’étaient battus. Shao, sa femme, était tombée en dépression. Pendant des années, mille faux prêtres du Tao, maîtres de Fengshui, détectives marrons, se pressaient à leur porte pour leur vendre une piste qui s’avérait toujours bidon. Depuis, Jing fuyait ces escrocs.

Mais cette fois était la bonne: Chris et ses trois couples de parents se rencontrèrent, renouant les liens perdus. Baobeihuijia fut encensé par les média, d’avoir trouvé l’aiguille non dans la meule de foin mais « au fond de la mer » ( h ǎ i lāo zhē n , 大海捞针).

Seule ombre au tableau : qui, en 1997, avait porté alors le bambin à l’hospice ? Et si Jiacheng avait dit vrai, et que c’était Jing Gaoke, en rage aveugle après sa fugue, qui l’avait abandonné pour le punir ? Cela expliquerait son terrible sentiment de culpabilité, et son peu d’ardeur à faire face à son fils, 10 ans après… Mais chut, tout le monde se tait, pour que la joie du happy end reste sans ombre, la question ne sera pas posée !

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