20 ans en arrière, les 300 foyers de Zisiqiao vivaient en la misère ensoleillée de leur colline du Zhejiang, quand parmi eux Yang Hongchang trouva la corne d’abondance, déversant des richesses fabuleuses sur leur village – villas à quatre étages aux grandes baies, berlines importées, un petit dispensaire, une école toute neuve…
Tout commença en 1985 : après avoir trimé 20 ans sur ses 2 «mous» de terrasses arides, Yang avait été recruté par les acheteurs qui passaient régulièrement, pour aller chasser le serpent dormant sous la rocaille. Pour le convaincre, il n’avait pas fallu longtemps – déjà dans cette collecte d’un genre nouveau, un voisin amassait des dizaines de ¥uan chaque mois. C’était dangereux, mais face aux heures de travaux des champs qui lui brisaient le dos, le rendement était sans comparaison. Il se mit donc en marche dans la montagne, avec bâton à crochet, épuisette et panier à rabat.
Mais après quelques mois, il fallut se rendre à l’évidence: le reptile se raréfiait.
Avec tous les collègues, Yang n’était-il pas en train de tuer la poule aux oeufs d’or ? C’est là qu’il eut l’idée qui les enrichirait tous: si, au lieu de chasser couleuvres et vipères, il les élevait ? Sans tergiverser, il fabriqua un petit parc, où il accoupla ses captures. Il se documenta, lisant jusqu’à par coeur un manuel d’élevage de reptiles ; il bricola un chauffage, formula et testa diverses pâtées pour ses pensionnaires.
Et ça marcha!
Une 1ère portée avait été suivie d’une 2de, des centaines de serpenteaux. Au bout de quelques mois, il mettait en élevage des espèces plus difficiles et plus prisées, cobras et pythons. Il affinait sans cesse ses connaissances, savait désormais sélectionner ses pondeuses, ses mâles géniteurs. Tandis que les commandes tombaient à flots, il installa un laborantin-vétérinaire dans une cabane pompeusement baptisée «centre de recherche », créa sa marque : apprenti-sorcier, notre Yang Hongchang s’invitait dans la cour des grands !
26 ans plus tard, Yang est devenu le despote du village, à la tête d’un empire en millions d’ ², dont tous dépendent. En 2010, sous sa férule, 160 fermes élevaient 3,2 M de reptiles par an (19.000 chacune, en hausse à double chiffre chaque an), tous nés dans son écloserie, mis chez elles à engraisser avant de finir à la casserole dans tout le pays—en culture chinoise, le serpent est un médicament, soignant diverses pathologies à commencer par la déficience en virilité. Toujours grâce à son diligent marketing, d’autres serpents s’envolent par caisses entières vers les 5 continents, vifs ou conditionnés en ses ateliers (complets, macérés dans l’alcool, lyophilisés en quartiers, ou en poudre …).
Sous sa dictature bénigne, les familles ne se plaignent pas: elles gagnent toutes des centaines de milliers de ¥/an, et toujours plus. Yang s’est arrogé un titre auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux : « roi des serpents ».
Quand débarquent les touristes, par bus entiers, c’est lui qui fait l’attraction, dans son domaine. Il danse, un python lové sur ses biceps nus ; il trait le venin d’une vipère ; il prend la pose, allongé dans un parc grouillant de reptiles, ou engloutit un verre d’un cocktail immonde et macho, fait du sang, de la bile et du venin (mixés dans de l’alcool blanc) du cobra décapité dont la tête jaune et noire tressaille encore.
Pour l’ex-paysan qui a fait sa mue en étoile des affaires, son triomphe est un dû : récompense pour sa bravoure, pour n’avoir « pas craint d’affronter la douleur, ni la mort » (一不怕苦, 二不怕死, yī bùpà kǔ, èr bùpà sǐ), selon le slogan aujourd’hui ringard, issu des temps glorieux de la Révolution.
Contrairement au cousin Yang Wenfu, qui après avoir failli mourir en 2008, le biceps noir et gonflé au quadruple des suites d’une morsure, a préféré tout laisser tomber. Depuis, les autres éleveurs le traitent de mauviette et pour s’encourager, se répètent ce mantra les uns aux autres : la chance sourit aux audacieux, rien qu’aux audacieux !
Sommaire N° 28