En juin 2011 à Chengdu (Sichuan), Jiang Zhihui s’est lancée dans une expérience naïve en apparence mais qui par son principe faussement innocent, sème du poil à gratter au dos de sa société: si tout le monde détient à la naissance le même capital de temps (du principe même de l’existence), et jouissent du même droit à le gaspiller ou cultiver à leur gré, si donc tout s’achète et tout se vend, pourquoi ne pas vendre son temps aux autres, à défaut de le tuer ?
Drôle d’idée ! Pour tenter de l’expliquer, disons que Jiang Zhihui avait vécu 26 années dorées, née une cuillère en argent dans la bouche, et tout ce qu’une famille aisée peut donner pour la faire démarrer du bon pied : un mariage bourgeois avec Mo Jiabin, brillant officier de police, un bel appart, une voiture (VW Magotan), des fêtes et vacances à la pelle. A peine diplômée en 2009, elle avait pris (sans enthousiasme) le poste qu’on lui avait offert dans une grosse boite d’ Etat. Puis ne supportant pas l’absence de toute créativité et de tout contact au risque, elle en avait claqué la porte 6 mois plus tard. Baba devant sa fille, et ses bouffées de rébellion, le père avait alors financé (80.000¥) ses débuts dans la coiffure, un salon qui fermait quatre mois plus tard, puis (100.000¥) un essai de commerce de briques et de tuiles qui capotait bientôt à son tour. Le problème de Zhihui étant son ignorance totale du marché, de ses trucs comme de ses pièges. L’idée du commerce l’intéressait plus que sa réalité. Passant ses journées à se relever, puis à remordre la poussière sur un autre projet, elle commençait sérieusement à craindre de n’être qu’un fruit sec ou qu’une «kenlao» 啃老, «rongeuse de vieux» – profiteuse de ses pistons.
En janvier 2011, une petite annonce sur internet apparut pour la sauver. Quelqu’un recherchait un certificat de naissance «au pays», très loin de Chengdu. Affaire ardue. L’homme était prêt à payer ce qu’il faudrait. L’offre la fit réfléchir. Cinq mois après, elle ouvrait sa pratique sur le forum Yinbin, proposant à quiconque son temps, pour faire ses courses, rendre ses visites, faire la queue à sa place pour toute formalité.
L’accueil fut mitigé. Un importun appela pour conter fleurette, un autre pour la chambrer- ce ne serait pas la dernière fois. Deux ahuris vinrent aux nouvelles, et constatant son sérieux total, promirent de la recontacter. Huit jours plus tard, elle avait enfin son 1er profit: 10 ¥, plus 4 de frais pour aller acheter au marché un GSM d’occase. Puis elle fit des achats, livra des bouquets, causa avec une vieillarde pour le compte d’un futur héritier. Au bout d’un mois, elle avait vendu 70h et gagné 1000¥ : somme dérisoire, mais elle tenait le bon bout, pensait-elle. La demande était bel et bien là, et le travail s’avérait captivant, humain, créatif et diversifié.
Mo, son mari, ne tarit pas d’éloges : «la vie nous dévore, dans le stress et les démarches idiotes. Pour 3 sous Jiang lui en rend le temps : pour tous, c’est un trésor, un outil de relance des rêves. Et pour elle, c’est l’avenir!» – rien moins.
D’autres sont plus critiques : elle n’est qu’une de ces filles cherchant à faire son intéressante (chaozuo, 炒作). D’autres l’accusent de cracher dans la soupe d’une existence privilégiée.
Au fond, si son offre atypique fait tant de remous, c’est qu’elle écorne le modèle social dominant. Nombre la fustigent, et d’autres l’admirent pour refuser le trop facile: une vie superficielle et sans richesse spirituelle, se faisant mener par le bout du nez de la course à l’argent. L’émotion est grande, car l’on sent bien que les idées de Zhihui sont celles de toute une génération de jeunes, celle des années ’80 qui ne se satisfait plus des valeurs hypermatérialistes. La classe dominante s’en protège, rejetant Jiang Zhihui, traitant sa pensée de «digne d’un bandit de grand chemin» (匪夷所思, fěi yí suǒ sī : extravagance à marquer au fer rouge, parce qu’elle mena-ce l’ordre de vie présent !
Sommaire N° 27