Petit Peuple : Jixi : Liu Dali combat des moulins à vent, puis des fantômes

Le journal britannique Guardian dévoile ce curieux pot aux roses : au laogai (camp de travail) de Jixi (Heilongjiang), Liu Dali, 54 ans, a été forcé durant 3 ans (2004-07) à jouer sur internet à World of Warcraft. A coup de joystick, il a dû défricher, bâtir, escalader des murailles, décapiter des files inépuisables d’orcs et de goblins. Au fil des petites heures, il produisait ainsi des crédits, passeport pour les étapes supérieures du jeu.

Or, le monde virtuel chinois sait bien que ces crédits d’argent soi-disant parallèle, sans aucun lien à une monnaie licite peuvent parfaitement se vendre sur la toile, à l’étranger -en une sorte de bourse pour accrocs en mal de surfer plus haut, assez aisés pour pouvoir se le permettre. Rien qu’en Chine, des procès sont en cours, intentés par des joueurs floués de leurs dérisoires trésors de guerre, épée Durandal en pixels ou armure de tofou que le hacker met ensuite en vente sur QQ, au désespoir du propriétaire légitime, et au désarroi de l’administrateur qui n’en peut mais…

Par tranches de 12heures, selon Liu Dali, Jixi employait 300 prisonniers chaque nuit rivés à leurs écrans. Pas du tout pour rire, moins encore pour s’amuser. Pour qui ne réalisait pas son quota de crédits, c’était la torture et les coups. On trimait jusqu’à extinction des forces, les yeux injectés de sang. Les taulards abattaient une tâche de titans, 1,3 millions d’heures par an, rapportant 600² /jour (dont les taulards ne voyaient pas la couleur) : bien plus d’argent que celui du charbon qu’ils extrayaient, des baguettes et cure-dents qu’ils taillaient (et ex-portaient) le jour.

Cette production de crédits, les pros l’appellent «gold hunting» (chasse à l’or). En Chine, en 2008, ils étaient 100.000 internautes à s’y adonner—croit le Guardian, après enquête auprès des groupes mondiaux des jeux. Leur chiffre d’affaires était de 1,4milliards d’² – chiffre sans doute fort augmenté depuis lors. De ces internautes-fourmis, une partie est pensionnaire des camps. Liu, à l’époque, savait que son laogai était loin d’être le seul à produire du crédit virtuel à la chaîne. Combien, parmi les 1000 camps et les 2 à 3 millions de pensionnaires qu’estimait en 2005, le politologue Gordon Chang ?

Une chose frappe, quand l’on compare Jixi avec un camp que nous visitions 15 ans plus tôt à Huqiaoxia (Gorges du Saut du Tigre, au Yunnan). Par hasard en 1990, nous étions tombé, sur cet établissement qui taillait une route à travers la falaise du Yangtzé. A l’époque, ses gardiens ne gagnaient guère que leur salaire, et le droit de rester au chaud quand les bagnards piochaient sous la pluie. Mais à Jixi en 2007, le profit des cure-dents va à l’État, et celui des crédits aux surveillants. Le laogai fonctionne au préjudice de l’Etat dont les prisonniers ne travaillent plus qu’une poignée d’heures-obligés de récupérer après la longue tâche nocturne.

En somme, une des clés de voûte du système maoïste, le laogai a subsisté aux temps modernes, mais sous forme privatisée, et privée de sa justification morale. Celle-ci était de «redresser» l’homme par le travail, tout en faisant oeuvre utile à la collectivité : aujourd’hui, le produit est inutile, et n’enrichit que le gardien: « l’âme ne suit plus le corps » (魂不守舍, hún bù shǒu shě).

Enfin, un dernier détail offre peut être à cette péripétie son sens le plus haut. A condition d’être doté d’un solide sens de l’humour, Liu Dali peut se targuer d’avoir pu observer son camp et sa prison par les 2 bouts de la lorgnette, ayant été tout à tour geôlier puis prisonnier, pour avoir osé adresser une «pétition illégale» au gouvernement : Liu avait justement voulu alerter Pékin sur la dérive dans la pratique de son camp. La chose avait déplu à ses supérieurs, lesquels avaient le bras plus long que le sien.

Mais l’on s’interroge : si un organisme atteint d’une bactérie mortelle, la laisse se développer en toute liberté sans la combattre, quelles sont alors ses chances de survie ?

 

 

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