Difficile de se loger à Pékin quand on sort de sa cambrousse. Même Dai Haifei, diplômé d’urbanisme de l’université du Hunan, si brillant qu’il a trouvé sans tarder un stage (jan 2010) dans une PME de design, puis un CDD. Mais avec sa paie étique et ses parents pauvres (maçon, lavandière, âgés de surcroît), on ne va pas loin. Après des mois de recherche, même la plus humble colocation se faisait désirer. Quant à acheter, c’était hors de question -cela aurait fait, confesse-t-il, « 2 à 3 siècles de son salaire »…
Petit à petit, une idée prit corps, resucée du principe maoïste de l’autonomie révolutionnaire : s’inventer son logement, avec les moyens du bord. Durant son stage, Dai avait dessiné un concept-home, si joli que ses chefs n’avaient pas hésité à exposer au Salon de la «double année , sous le nom d’«oeuf de la ville».
Durant l’été, de retour à son village de Shaoyang, il commanda pour 6400¥ de matériaux (empruntés à un cousin) qu’il retravailla avec quelques copains. Fin septembre, il chargea les pièces sur un camion, qu’il débarqua à Haidian devant les bureaux de l’employeur.
Arrivant à ce moment, la fête nationale lui fut propice (c’était prévu). Quand les «chengguan», vigiles urbains reprirent leur ronde le lundi suivant, quelle ne fut leur stupeur de découvrir sur «leur» trottoir une structure ovoïde de 2mx4m qui les narguait du haut de son atypique rotondité. Des sacs de jute alvéolaires se jointaient sur un bâtis de bambou, comme une peau vivante bourrée de sciure de bois (isolant thermique) et de graines de gazon qui n’attendaient que le printemps pour jaillir vers la lumière. Une porte ovale s’élevait, portée par de petits mâts. Le réduit avait l’eau courante (par pompe, trois jours d’autonomie) et l’électricité par une batterie alimentant un éclairage froid (LED) et une couverture chauffante. Un tapis de sol isolait un lit et une table… Par sa créativité, la maisonnette était comme un poème de rue, causant d’étonnants attroupements. Mais la police n’est pas poète – c’est là son moindre défaut. Quand le rapport fut monté quelques étages au commissaire décideur, puis redescendu avec les justes consignes y-afférentes, les pandores alpaguèrent Dai à l’aube à la sortie de l’oeuf, lui collèrent en main son arrêté d’expulsion.
Dai cependant ne l’entendit point de cette oreille. Il se trouve qu’avant d’obtempérer, en culture chinoise, un certain degré d’accord explicite est de mise, entre autorité et administré chinois: les jours de répit que lui procura ce phénomène, il les mit à profit pour lancer une campagne. Le duel commença ainsi, David contre Goliath. En trois semaines, avec les photos chatoyantes de son home sur un portail internet, il recueillit des dizaines de milliers de messages de soutien aux motivations tantôt urbanistiques, tantôt esthétiques voire franchement anarchistes.
Mais hélas, « les arbres les plus hauts retiennent le plus le vent » (树大招风(shù dà zhāo fēng): l’audace de la maison de Dai n’était pas de celle que la mairie puisse indéfiniment tolérer…
Début décembre, après deux mois de résistance acharnée, le squatteur dut évacuer les lieux.
Démonté, l’oeuf fut remisé dans les locaux de sa boite complice, attendant pour ressortir le prochain salon. Pendant ce temps, un collègue offrait à Dai l’hospitalité de son appart: ce sur quoi, poussant un soupir, Haidian tout entier, renoua avec sa décevante routine.
Mais Dai n’a pas tout perdu. Par son exhibition intempestive, son « oeuf » a joui d’une publicité inespérée sur tous les média. La rue a reconnu en lui un de ces « clous » sociaux, prouvant qu’ils existent en combattant l’arbitraire de l’Etat. En démontrant la possibilité d’un logement alternatif et libre, Dai s’est fait le symbole, même éphémère, des rêves de résistance du pays.
Sommaire N° 2