Par Michael Pettis, avec l’accord de l’auteur
Analyste américain en Chine depuis 9 ans, M. Pettis est passé par le Brésil, Wall Street, l’université Tsinghua (où il enseigne) en passant par…des boites à Jazz, tel le Club D-22 qu’il a créé en 2008 à Pékin pour soutenir les espoirs du genre. Lors d’une conférence pékinoise, Pettis nous livre ses réflexions sur l’économie chinoise, selon lui au bord d’un grand tournant :
« A mes débuts en Chine, j’ai souvent entendu parler d’un ‘modèle économique totalement inédit’. Puis progressivement, j’ai retrouvé des éléments familiers, pour finalement constater qu’il s’agissait d’une variante d’un modèle très ancien qui allait vers un endettement insoutenable. A présent, il y a prise de conscience d’une crise et de l’urgence d’un rééquilibrage, qui s’annonce difficile. En 2009, le professeur Victor Shih a tenté ce que nul n’avait fait avant lui : évaluer la dette des provinces, en se basant sur les données publiées sur leur site internet. Son rapport a provoqué une onde de choc à travers le monde : car la dette était équivalente à celle du niveau central, et en croissance hyperbolique.
Comment évaluer la croissance d’un pays ?
Partout à travers le monde, trois éléments se conjuguent pour assurer la croissance : consommation intérieure, investissement intérieur et l’excédent commercial, qui mesure la consommation de biens chinois à l’étranger. Dans presque toute croissance, ces trois éléments doivent entrer en jeu et garder une forme de rapport entre eux, quel qu’il soit. Or sous cet aspect, la Chine contemporaine présente des comportements étranges et inédits.
Dans les années ’80, les Chinois consommaient 50 à 52% de leur PIB. C’était peu, par rapport à une moyenne mondiale de 60 à 70%. Mais par rapport aux pays d’Asie à très haute épargne et basse consommation, comme le Japon, cela pouvait se concevoir – ils avaient un taux de 60 à 65%, et les «tigres asiatiques» comme Singapour, 50 à 55%. Puis dans les années ’90, la consommation chinoise a baissé doucement : en 2000, on était à 46%, très mauvais chiffre, comparable à celui de la Malaisie (45%), après l’effondrement monétaire de 1997.
Puis la chute s’est accélérée. En 2005, les Chinois n’absorbaient plus que 40% de leur PIB, ce qui était sans précédent. Les dirigeants ont commencé alors à s’inquiéter, prônant une hausse du taux de consommation. Mais la Chine pouvait toujours se reposer sur la demande américaine encore très forte, voire celle de pays d’Europe du Sud, consommant à crédit, comme l’Espagne ou la Grèce. Durant tout ce temps, et aujourd’hui encore, en chiffres bruts, la consommation chinoise ne chutait pas, mais montait de 8% par an. Toutefois le PIB croissait bien plus vite, faisant relativement décliner le marché intérieur. C’est alors que j’ai réalisé que ce déclin était non un handicap, mais un outil de la croissance chinoise. Et que pour sortir de cette spirale, il faudrait abandonner ce modèle de développement !
Suite aux mesures de relance de l’État à l’époque, nous avons tous cru que les dépenses des ménages allaient redémarrer. Mais nous nous sommes tous trompés. En 2009, malgré tous les efforts du pouvoir, la consommation est encore tombée plus bas, à 35,1% : désormais, nous sommes dans le domaine de l’irréel. Du jamais vu ! Pour 2010, les chiffres ne sont pas sortis, mais nous nous attendons à encore moins. L’État est cette fois en plein état d’urgence. Wen Jiabao l’a dit en mars devant le Parlement, abandonnant la priorité immuable à la « croissance », pour plaider cette fois la « stabilité des prix » et la hausse de la consommation en pourcentage du PIB. Ce qu’aucun gouvernement chinois n’avait fait avant lui. Nous venons de voir sortir un plan quinquennal de consommation aux mesures puissantes—hausses de salaires, baisses d’impôts etc. Mais Je crois pouvoir prédire dès maintenant qu’il échouera : d’ici 2013, la consommation n’aura pas remonté, mais probablement encore un peu baissé.
L’investissement, seule corde à l’arc de la croissance ?
Tant que la Chine sous consommait en épargnant, il fallait bien ailleurs au monde d’autres régions pour sur consommer en s’endettant- les USA, et les Européens du Sud. A présent, ces zones sont obligées assez rapidement de réduire leur dette. Pour B. Obama, c’est un objectif stratégique. Quant aux Européens du Sud, ils n’ont pas le choix, car ils ne trouveront nulle part des influx financiers nets pour compenser leurs dettes, hormis les plans de sauvetage de l’Union Européenne et de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique).
En résumé, en Chine, la consommation est en recul, et l’export se ferme : il ne reste plus qu’une corde à l’arc de la croissance chinoise, l’investissement intérieur. Mais le problème est qu’une croissance basée sur cette ressource, ne marche qu’un temps limité.
Bien des pays ont connu dans le passé une croissance fulgurante, via l’investissement : le Brésil, l’URSS de naguère, ou le Japon, qui à son apogée en 1997, avait conquis 17% du marché mondial. Or en 2010, il a été doublé par la Chine, et ne pèse plus que 8%. Les petits Tigres d’Asie du Sud-Est eux aussi ont connu une croissance folle, qui fut aussi brisée dans l’oeuf par la crise de 1997, dans la plupart des cas, suivie par une «décennie perdue». Conclusion : une croissance fondée sur le seul investissement peut être très dangereuse. A sa base, on trouve toujours un système financier qui draine l’épargne (générée par des taxes à la consommation) vers divers projets. Tant qu’ils sont viables, cela permet de financer des infrastructures bénéfiques mais non bénéficiaires, comme le métro, qui génère d’autres croissances. Ce modèle de croissance rapide est excellent pour des pays sans infrastructure ni base industrielle, tant que ces projets rapportent financièrement plus que leurs coûts.
Pour ce faire, la technique est simple, il faut limiter les canaux où l’argent peut circuler. En Chine, n’existe que le dépôt bancaire. Les banques sont donc assurées de crouler sous l’épargne, qu’elles prêtent à un taux extrêmement bas, fixé par le Conseil d’État, à des projets le plus souvent étatiques. La masse monétaire augmente chaque année à un rythme considéré ailleurs comme malsain, il y a donc pléthore. Deux autres conditions favorables sont réservées aux entrepreneurs : le « crédit socialisé », à savoir la garantie par l’État, implicite ou explicite de remboursement—donc à risque zéro pour la banque et pour l’entrepreneur. Ainsi, le maire d’une métropole peut multiplier ses autoroutes ou résidences sans se soucier de leur rentabilité, le risque financier étant partagé par l’ensemble de la nation.
La méthode comporte un risque, passé un certain stade: celui de maintenir l’effort d’équipements toujours plus chers et toujours moins utilisés, une fois épuisée la liste des projets viables. Il en résulte une croissance forte sur le papier, mais un gâchis en réalité, où la valeur créée est inférieure à la dépense, et où la dette augmente. A un moment, la pompe à croissance va s’inverser sans que cela puisse se voir : fausse croissance, et dette réelle.
Quant au taux d’intérêt, plus il est bas, plus l’emprunteur est subventionné, lequel peut alors oser s’aventurer dans des projets qu’il éviterait s’il devait payer le vrai prix. La subvention est payée par l’épargnant qui voit son patrimoine s’amenuiser, et doit consommer moins. La banque est donc un puissant système de transfert de l’épargne des particuliers vers les entrepreneurs. Les grands groupes publics, tous bénéficiaires, sont tous déficitaires, hors subventions et avantages discrétionnaires…
Des « taxes cachées » :
Les racines de cette épargne chinoise sont mal comprises: «morale confucéenne» pour les uns, « faiblesse de la couverture sociale » pour les autres. Mais ces pistes, souvent citées, ne tiennent pas la route si l’on compare les différentes lectures du confucianisme d’une part, les comportements d’épargne des pays à couverture sociale faible et forte de l’autre. La raison ultime de ce taux d’épargne apparemment si élevé, tient à un choix de l’État : celui d’une série de taxes invisibles.
La 1ère est le taux de change trop bas, l’équivalent d’une taxe à l’import, privilégiant les biens made in China. Il en ressort un surcoût dû à l’élimination d’une concurrence, et un transfert de ressources du revenu des ménages vers les industries locales. La 2de taxe vient de la dissociation entre salaires et productivité, notable depuis 2000. En 11 ans, la productivité a triplé, mais les salaires n’ont que doublé, la différence étant une subvention cachée à l’employeur. Enfin, la 3ème taxe, la plus lourde et la moins comprise, est le taux d’intérêt. S’il est négatif, le pouvoir d’achat de l’épargnant s’érode, le forçant à consommer moins. En conditions normales, le taux d’intérêt reflète la croissance – pour la Chine, il devrait donc être de 14%. Mais pour l’épargnant chinois, il est de 6%. La différence (8%) est une taxe cachée à l’épargnant, la raison principale de la faiblesse de sa consommation.
L’impossible remède
La solution consiste à augmenter salaires et taux d’intérêts : rendre au travailleur une part supérieure de sa valeur produite, et offrir aux entrepreneurs une concurrence par des coûts non distordus, permettant d’éliminer les mauvais projets. Il s’agit aussi de renforcer le marché intérieur pour compenser le recul de l’export, remplacer le consommateur perdu à l’Ouest, par un autre local. Le risque, si l’on fait trop vite, est de déclencher l’inflation, et de perdre des deux côtés. Pour augmenter les taux d’intérêts sans détraquer le système, il faut 12 ans au moins. Or, avec la progression de la dette, il ne semble pas que la Chine ait ces 12 ans. Pour retrouver l’équilibre, elle doit réduire vite les mauvais investissements, et les ponctions sur le citoyen. Il se peut que le point critique ait été dépassé il y a 10 ans où le rapport infrastructures / productivité, était l’un des meilleurs au monde. Aujourd’hui, il est un des plus déséquilibrés, car en se dotant d’infrastructures comparables à celles du Japon, sa productivité n’est que du dixième, ce qui prédit, pour longtemps, une sous-utilisation de tous ces outils inadaptés.
Le fond du problème tient à ceci : historiquement aucun État n’a jamais réussi à rééquilibrer son économie en consommant davantage. Tous ont été amenés à réduire leur croissance du PIB -tel le Japon, redescendu comme on a vu de 17% du PIB mondial à 8% en 14 ans. Les suites du processus s’avèrent plutôt encourageantes pour la Chine. Après le «bust» de 1997, la population nippone, docile, ne s’est pas révoltée, et n’a pas non plus baissé sa consommation, quoique l’investissement ait fortement baissé. Si la Chine rééquilibre son couple PIB/consommation, elle y survivra – sauf sous deux cas de figures extrêmes : en cas de guerre monétaire avec l’Occident, faute de parvenir à s’entendre sur des règles nouvelles au G20, et en cas d’échec de sa bataille contre l’inflation.
La croissance réelle de 2011 devrait atteindre 9%. Après, on ne sait plus. Xi Jinping, Li Keqiang, la future direction, sont très soucieux, conscients d’avoir peu de temps pour réagir, à leur arrivée au pouvoir en 2012. Auront-ils carte blanche? Un consensus au sommet ? Les factions internes au Parti restent très puissantes. Si la nouvelle équipe rencontre un blocage à son plan de rééquilibrage, elle devra peut-être attendre 2 à 3 ans de plus avant de pouvoir débuter le processus – avec d’ici là une dette bien supérieure, et des torrents sociaux bien plus tumultueux ! » (fin)
Sommaire N° 15