A Longkou (Shandong), Li Wenji, 75 ans, tient avec ses enfants un restaurant d’âne réputé, à l’unique plat de petits pains étuvé farcis à cette viande, selon une recette de famille depuis l’époque Tang ou plus.
Li se souviendra toujours de ce jour de 2008 où au marché, il acheta une haridelle dont les mouches mêmes ne voulaient plus, famélique à en battre tous les records. Une fois la pauvre bête démembrée, quelle ne fut sa surprise de découvrir dans la tripe 4 boules châtain brillantes et dure comme l’agate. Lui re-vint alors en tête une autre découverte 20 ans plus tôt en la carcasse d’un autre baudet: une bille grande comme une boule de boulier. Un pékin la lui avait rachetée pour la somme (immense pour l’époque) de 200¥. Or, la plus grande de ses pierres avoisinait les 3 kg !
Que Li ait touché le gros lot, fut vite évident : tout Longkou se pressa à sa porte pour voir la merveille sur son piédestal de velours jaune d’or, couleur de l’empereur. Les journalistes débarquèrent. L’un emmena Li à l’hôpital, faire analyser (aux frais du journal) ses pierres au scanner : c’étaient des calculs, expliquèrent les hommes de sciences, décantés en 20 ans des résidus inassimilables des dîners d’Aliboron. La pierre s’ était formée à faveur d’une faiblesse morphologique de l’âne, dont les cuisses plus hautes que les viscères empêchaient calcium, fer ou protéines complexes, d’être évacuées.
Des amis affinèrent la re-cherche. Le ben cao gang mu, bible des docteurs (本草綱目 de Li Shizhen, 1578, époque Ming) leur confirma la place inestimable qu’occupait ce « trésor de l’âne » dans la pharmacopée chinoise, capable de faire tomber la fièvre et dissiper les poisons du corps. Les billes de Li valaient de l’or: 500.000¥ rien que pour la plus grosse…
Il faut l’avouer, jusqu’alors, Li avait une réputation méritée d’avare. Il tenait la caisse seul -quoique analphabète. Il rognait sur les dépenses. L’été 2009, malgré la canicule qui exacerbait l’infernale chaleur de l’étuve, il leur avait refusé la dépense modeste d’un climatiseur. Aussi quand il se mit à éconduire un à un tous ceux qui offraient de racheter ses trésors même à bon prix, «Quel grigou!», grogna-t-on dans son dos: «一毛不拔 (yī máo bù bá), il ne donnera rien, même une plume ».
Tous autant qu’ils étaient, ils n’auraient pu être plus loin de la réalité. Loin de planer dans des limbes mesquines, Vieux-Li était en pleine réflexion philosophique. Ne voulant rien savoir des rêves de succession et de l’avidité de tous, il cherchait tout simplement le meilleur usage pour le don du ciel. Après avoir longtemps cherché un lieu sûr pour ses trésors (au coffre-fort d’une firme de la ville), pour gagner du temps, il joua à l’imbécile. Dans son restaurant désormais, il passait des heures à descendre coupe sur coupe d’ alcool blanc à bon marché, assis sur sa chaise dans un silence profond dont il ne se départait que pour pousser des rires idiots.
Quatre mois passèrent ainsi, dans un climat familial nerveux. Jusqu’au jour où, inconscient de l’image de grippe-sous du vieil homme, un jeune vint le voir, le priant naïvement de lui céder une bille pour soigner sa mère malade. Et là, à la stupéfaction générale ce fut pour Li l’instant du karma. Au lieu de se défiler d’une pirouette selon sa coutume, il observa un long silence, puis il tendit la main pour saisir la plus petite des billes qu’il plaça dans la main du jeune, sans rien vouloir accepter en échange.
Révoltés, les trois fils, la bru, osèrent réclamer des comptes sur cette dépossession d’héritage. Mais Li avait ses bonnes raisons, qu’il leur confia. Trimant avec lui, leur mère n’avait pas vécu un jour à l’aise en 30 ans de misère. Quand ils commençaient à s’en sortir en ’90, elle était décédée à 50 ans. Alors à présent, qu’un des «trésors d’âne» rachète la vie d’une autre, à défaut de pouvoir ramener à la vie sa chère disparue. Confondus, s’excusant même, les enfants ne trouvèrent rien à répliquer!
Li venait de trouver sa solution. Sa vie telle quelle lui suffisait. Son restau marchait bien. Il venait de passer du plus pauvre au plus riche du village. L’argent ne faisait pas le bonheur, mais le bonheur se trouvait en aidant les autres. Les semaines suivantes, il décida: ses pierres, il allait les donner pour rien à une oeuvre. Ses enfants, les voisins, l’hôpital l’aidèrent vite à choisir.
Léguer les pierres, c’était sa manière de résister d’un pied de nez au piège du destin. Pas besoin de richesse! La publicité générée par sa donation vaudrait au restaurant assez de clients pour prospérer jusqu’à sa mort, et au-delà. Le vrai trésor, comme dirait La Fontaine, étant dans le travail !
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