Le 13 mai à Hanjiang (Shaanxi), un juge condamna à trois ans He Longcheng, porte-faix du village de Hongxing. Trois ans en Chine, c’est peu pour un meurtre. Et de fait, dans le petit prétoire comble de journalistes venus des quatre coins du pays, le magistrat avait bien du mal, par un ton impersonnel et sonnant faux, à masquer son désarroi. C’est que le crime pour lequel il punissait ce coolie de 58 ans, était rare : avoir «refroidi» sa femme par amour et sur sa demande – un cas d’euthanasie.
L’accusé n’avait jamais eu la vie facile, ayant perdu sa mère à 7 ans, puis dû quitter l’école, contraint par la misère. Pour vivre, il avait dû porter sur sa palanche les affaires des autres. Bien plus tard, adulte, il avait acheté une haridelle avec laquelle il apportait à l’usine locale de pâte à papier la paille des fermes d’alentour.
Puis en 1978, était tombé sur lui le petit soleil de sa vie : Xu Guiqin, fille d’autres pauvres, de cinq ans sa cadette. Deux déshérités avaient enfin sur qui s’appuyer, pour contrer les duretés de leurs jours. Mariés après un an, ils avaient eu un fils, une fille. La vie s’était poursuivie sans incidents jusqu’en ’95, où le guignon avait refrappé à la porte: une douleur sourde s’était logée dans l’épaule de Xu. A la mode paysanne, elle avait voulu traiter le mal par le mépris, mais il n’avait fait que gagner en intensité, colonisant poignets et genoux. La douleur était si typique que même le toubib du village sut leur dire de quoi il retournait: une polyarthrite rhumatisante, quelque chose d’embêtant.
Ils s’organisèrent. Pour payer l’hôpital à Xi’an, He vendit la télé, le cheval -tous leurs biens monnayables. Il tapa 1000¥ à des proches – trop conscients qu’ils n’en reverraient jamais la couleur. Mais une fois au service d’ostéopathie, ils durent entendre le professeur leur avouer d’une voix étranglée (nonobstant toute son expérience humaine), que cette maladie évolutive était incurable.
Entre le couple et la maladie, une guerre sournoise s’instaura durant 10 ans, guerre de tranchée pour débuter, sans évolution apparente. Puis en 2005, le mal rebondit foudroyant. Xu fut terrassée au lit, bloquée jusqu’au cou.
Après six mois, les antalgiques, trop utilisés, cessèrent d’agir, leur laissant pour unique arme les somnifères – faible répit. Chaque jour, Xu priait He de la délivrer du calvaire, ce dont il ne voulait pas entendre parler-même quand la voisine, sur sa demande à elle, apporta de la mort-aux-rats. Elle le suppliait au nom des enfants, pour qu’il évite de se ruiner et de devoir les retirer de l’école.
Au contraire, dès qu’il entendait la rumeur d’un mage ou rebouteux de passage, He priait le voisin de charger Xu sur son mototracteur pour une ultime visite, un dernier espoir – chaque fois déçu.
C’est après cinq ans qu’il céda, le 1er novembre 2009, suite à des cris de souffrance encore plus déchirants. S’éloignant dans la cuisine, il broya 14 dragées de somnifères, les lui donna, quitta la masure durant une heure. Quand il revint, c’était fini.
Il aurait pu poursuivre son existence et s’occuper des mômes, au vu et su de tous qui savaient et se taisaient. Si le lendemain les gendarmes vinrent le cueillir, c’est suite à la délation de la belle mère. Impossible de passer outre, même s’ils savaient bien eux aussi toute l’histoire, et que chez Xu comme chez He, «le coeur avait voulu résister mais que le corps n’en pouvait plus» (心有余而力不足, xīn yoǔ yú ér lì bù zú). Mais la loi est la loi, même si l’humanité entière, sur ce cas-là, la désapprouve.
En juin 2010, au parloir de la prison, un He impénitent confirma au journaliste venu l’interviewer qu’il «le referait si c’était à refaire». Car tous s’en rendent bien compte : à mesure que se l’humanité chinoise s’arrache aux soucis matériels, elle se met à percevoir ceux d’ordre moraux. Et quoi d’étonnant à ce qu’une partie d’elle, dans la souffrance, revendique le droit à préférer une mort dans la dignité, à un calvaire sans fin pour elle et pour les siens ?
Sommaire N° 38