Les deux géants émergents d’Asie jouent ces derniers temps un fascinant ballet à double mouvement inversé : l’un d’amitié-synergie, l’autre de méfiance. Le 26/10 à Tokyo, le 1er ministre indien M. Singh, paraphait avec son homologue N. Kan un pacte de libre échange pour «réduire la dépendance envers le marché chinois».
Plus tôt, l’APL, l’armée chinoise, se livrait à des manoeuvres au Qinghai, et au Tibet derrière l’Arunachal réclamé par Pékin. Chasseurs Jian-11, missiles sol-air Hongqi-9 et tanks 96B vrombissaient, semble-t-il, pour dissuader Delhi d’en rajouter à la tension en mer de Chine. Delhi avait concentré 100.000 soldats en Arunachal et préparait une base aérienne à Nyoma (Ladakh).
Mais rien de ceci n’empêchait Zhou Yongkang, patron de la sécurité chinoise, de se trouver le 2/11 à Delhi, dans le cadre du 2d séminaire des relations sino-indiennes, et du 60. anniversaire des relations. Zhou Yongkang chantait la puissance conjointe des deux nations aux 2,5 milliards d’habitants, 40% de l’humanité.
Zhou avait été devancé à Hanoi (30/10), au sommet de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est), par Wen Jiabao pour qui l’embellie avec Delhi (mais pas avec Tokyo!) était une priorité : la main dans celle de Singh, il trouvait la planète «assez vaste pour héberger les ambitions» des deux pays. Singh répliquait d’une remarque un peu froide : il était temps, entre eux, de « faire preuve de capacité d’écoute des intérêts stratégiques mutuels ». Wen annonçait sa visite en Inde avant décembre —la visite de Zhou avait pour but de la préparer.
Sur le fond, 8 ans après la grande réconciliation, la relation sino-indienne est au point mort. A l’échelle de ces pays, 60MM$ d’échanges est peu de chose, et le demi-million de nationaux franchissant la frontière est une misère.
Entre ces deux, les contentieux et les non-dit sont nombreux. Depuis toujours, assidûment, Pékin bloque la demande de Delhi d’un siège permanent au Conseil de Sécurité. Il finance des ports stratégiques autour de l’Inde (Pakistan, Sri Lanka, Bengladesh) et renforce ses prétentions sur le « Tibet-Sud », partie du Cachemire qui l’avait mené en 1962 à une guerre éclair victorieuse sur l’Inde. Mais la Chine s’inquiète de voir Delhi doté d’atouts peut-être gagnants à l’avenir : une économie moins dirigiste, et une démographie forte.
Finalement, ce qui divise le plus Pékin et Delhi, est l’ignorance mutuelle, la césure des Himalayas qui les fit vivre durant 3000 ans dos à dos, et qui soudain, avec l’avion et les télécommunications, perd son rôle de no-man’s land.
Ce qui leur manque, un peu comme aux Européens il y a près d’un siècle, est un règlement des différends frontaliers. La Chine a su le faire avec la Russie et le Vietnam—elle devrait être capable de le faire avec l’Inde, ce « Tibet-Sud » ne l’intéressant que comme monnaie d’échange.
Ce qui manque le plus, dépasse de loin les deux pays : des institutions communes, un organe supranational aux règles contraignantes, où l’on s’engage d’égal à égal. Ce ne peut être à l’ASEAN, noyauté et muselé par la Chine. Mais la Chine reste encore si peu favorable à une telle approche (cf son blocage répété aux débats climatiques mondiaux), qu’on peut douter que Wen Jiabao puisse présenter ce genre d’offre ou de demande, à Delhi avant Noël. Le seul argument en faveur, étant celui de groupes industriels comme Tata (Inde), qui ne supportent pas de devoir « attendre que les politiciens se mettent d’accord : le business n’attend pas ! »
Sommaire N° 36